Fidèle à la beauté de sa photographie de couverture, le roman de Kawasaki Akiko est sauvage, venteux, neigeux, tendre parfois. Des chevaux et du vent nous emporte avec un souffle intense parmi l’extrême-nord du Japon, dans l’île d’Hokkaidô. Intensément réaliste, le récit frôle pourtant le fantastique, puisque Sutezô, le jeune héros, a vu son fœtus grandir dans le ventre de sa mère qui s’était nourrie du cheval dont le corps l’abritait sous la neige. Né de deux ventres, mais considéré comme un « enfant de l’abomination », et élevé par un pauvre et vieux couple, il est en quelque sorte le fils d’une femme et d’un cheval. Ce dont sa mère à demi-folle lui offre le récit emboîté, « récit de chair et de sang, de vie et de mort », en guise de viatique, alors qu’il part avec l’amitié d’une jument pour exploiter les nouvelles terres d’Hokkaidô.
Les générations se succédant, de nouveaux chevaux naissent de l’élevage de Sutezô et de sa famille, qui récolte également les algues du Pacifique. Aussi ne cesse-t-il d’honorer la mémoire de ses ancêtres, y compris le cheval originel. Et, dans une continuité remarquable, sa petite fille prendra certainement sa relève, jusqu’à l’arrière-arrière-petite-fille, tandis que tous les poulains descendent de la jument qui elle aussi conquit un nouvel espace…
L’osmose entre la nature humaine et celle animale n’empêche pas une âpre existence, une endurance presque à toute épreuve. Les rapports humains sont parfois aussi glacés que le vent, la pluie et la neige qui balaient une île que le monde moderne peine à atteindre. Or une dimension poétique toute japonaise permet à une lumière presque zen d’éclairer la dureté récurrente, comme lorsque le jeune homme vient offrir un chrysanthème à sa mère à l’occasion d’un moment de rare lucidité et d’amour.
Si l’on vit et prospère à force de travail « dans le monde clos du village », puis dans l’exil de l’île montagneuse, le cosmos est omniprésent. Les descriptions des paysages ne sont jamais gratuites – par exemple la falaise tragique : « Tout ce qui est vaste et sauvage, hors de portée de la compréhension humaine, que vous l’éclairiez de lumière artificielle ou que vous le traversiez en long et en large avec des machines de fer, tout cela restera hors de notre portée, de quelque façon que s’y prennent les humains pour s’y faire une place ». Le partage des territoires ne se fait en effet pas toujours au bénéfice de l’humanité, mais à celui du hibou grand-duc, entre autres. L’on pourra lire cet ouvrage comme une ode à la nature, voire dans une perspective écologiste, mais heureusement sans trop de religiosité, car cette nature n’est en rien idéalisée.
De page en page, ce cheminement de lecture transmet sans faillir à son lecteur les sensations du vent sur la peau, du brouillard dans les paupières, parmi un climat sibérien. Lorsqu’Hikari respecte la liberté de la jument qui « régnait sur cette île », elle conclut dans le froid : « Maintenant cette jument et moi partageons la même chaleur ». Une morale presque animiste parcourt un récit que probablement un lecteur japonais qualifierait de littérature régionaliste, mais sans rien de dépréciatif ; ce qui pour nous est de l’ordre d’un exotisme curieux n’implique non plus aucune condescendance.
Kawasaki Akiko connaît fort bien l’île d’Hokkaidô, puisqu’elle y est née en 1979. De plus l’on apprend qu’elle a complété sa pratique de l’élevage en passant une année en Nouvelle-Zélande. Elle peut ainsi brosser une vaste fresque dans laquelle une ethnie affronte la nature en même temps qu’elle s’y adapte. Il n’en reste pas moins que son roman, traversant générations familiales et générations chevalines, a quelque chose d’intemporel.
Thierry Guinhut
Des chevaux et du vent
Kawasaki Akiko
Traduit du japonais par Patrick Honnoré et Yukari Maeda
Picquier, 256 pages, 21 €
Domaine étranger Indomptables éléments
mai 2023 | Le Matricule des Anges n°243
| par
Thierry Guinhut
L’osmose de l’humain, des chevaux et du paysage auprès de la mer japonaise.
Un livre
Indomptables éléments
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°243
, mai 2023.