Quatre ans déjà, mais nul n’a oublié Les Furtifs, et comment Alain Damasio y avait ciselé sa galerie de résistantes : la gameuse Saskia au « corps svelte et ferme », « sans un pouce de graisse », Louise la linguiste, « port de tête impeccable » et « cheveux gris sans teinture », ou Sahar, « élégance racée », agrégée et « proferrante » instruisant à la sauvage jeunes et déshérités (« Chaque semaine, j’essaie de leur prouver que notre pédagogie vaut, et dépasse même de beaucoup, celle du privé »), qui nagent à la fin par milliers vers l’île de Porquerolles, pour affronter l’ordre « carcilibéral », « au péril de l’incarcération, de l’assaut tout proche, de la noyade ».
« Je peux pas expliquer l’émotion que ça m’a fait » : cet aveu de Sahar, il est désormais permis de le faire nôtre, aujourd’hui que l’indicible est à portée de brasse, aujourd’hui que Damasio a co-fondé l’École des vivants dans une vaste bergerie rénovée des Alpes-de-Haute-Provence, 50 hectares et 12 mètres de piscine. Le site de l’école précise que cette piscine « convertie en bassin naturel très prochainement » permet de « se ressourcer », et décline les missions de cette « école buissonnière » et de ses « ateliers immersifs », loin des « tarmacs glacés du capitalisme » : « apprendre à tamiser les égos » et « à déconstruire nos oppressions », « construire un abri » et « laisser fasciculer », « croire aux fauves » et « accueillir les migrants », « devenir une abeille sauvage, capable de danser des cartes et de polleniser à son tour, ici et ailleurs, les contre-champs ».
À quoi il faut ajouter « apprendre à pister la louve », compétence qui s’impose d’autant qu’« une meute de loups arpente régulièrement le domaine ». Ici, derrière ladite meute, s’aperçoit la souple silhouette de Baptiste Morizot, le philosophe-pisteur. C’est que le penseur du vivant a pollinisé l’école des vivants, à tel point que sa prose semble sans cesse fasciculée avec celle de l’écrivain-performeur : quand Ma main est forêt pour Baptiste, Nos désirs sont des arbres pour Alain. Il faut pourtant marquer une distinction entre les deux, de même qu’entre l’euphorisant léger et le peyotl. Prenez L’Inexploré qui vient de paraître, où Morizot s’attache derechef à comprendre comment vivre en bonne intelligence avec les vivants non humains, négocier avec eux des alliances fines – ainsi avec le castor, qui, retenant les rivières, « travaille sans conscience, sans intention et sans bienveillance à la même chose que ce que nous cherchons aujourd’hui : le maintien de l’habitabilité de la Terre ». On comprend bien l’idée, mais sa forme demeure un peu abstraite, conceptuelle, Morizot concédant d’ailleurs qu’il est « si compliqué de nommer un autre monde avec les mots de l’ancien monde » ; pas si compliqué toutefois pour Damasio, en témoigne son récent slam de soutien aux Soulèvements de la Terre : « on croit aux castors qui lovent l’eau dans leurs barrages amoureux… Nous sommes les castoréadors qui évitent vos lanceurs de balles ». Car face aux rongeurs de combat, voilà le capital qui « s’exprime avec des lacry-mots », la FNSEA « c’est trois lettres de trop », et « Darmanin le nain non mais à l’eau quoi ».
Convenons que couché sur le papier, c’est-à-dire privé des sortilèges de la scansion, le texte perd un peu. Mais pas tant : demeure le jazz fusion, la puissance éruptive du Verbe, la phrase qui touille le compost, le maquis et la pâte à sel tout en fondant les temporalités, comme si Gaston Ouvrard embrasait Notre-Dame-des-Landes. Avec Patrick le graphiste, on s’est dit banco pour le slamasio, portons nous aussi les mots à l’incandescence (car nous sommes du camp des sens) ; d’où le titre de cette chronique, et quelques cris de guerre en prévision du 1er-Mai (macron t’es trop cron). Rien de transcendant certes, comme dit Patrick y a une marge de progression. Du coup on s’est inscrits à l’atelier Parler vif de l’École des vivants, soit cinq journées co-animées par Castor Senior, destinées aux « Orateur.es de tout métier voulant dynamiser leur éloquence ». Le site précise pour les grincheux : « La qualité de ce qu’on propose justifie amplement les tarifs “chers”, qui sont en vérité les tarifs normaux d’une formation de ce niveau (et même parfois bien inférieurs à ce qui se pratique en entreprise). » Prends ça dans ta gueule glacée, pédagogie du privé : une inscription ne coûte que 1200 € pour 5 jours ! Le vivant, ça n’a pas de prix.
Gilles Magniont
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mai 2023 | Le Matricule des Anges n°243
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Gilles Magniont
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Le Matricule des Anges n°243
, mai 2023.