Le western est un tissu de mensonges, d’oublis, de gros arrangements avec l’Histoire : le mythe fondateur d’une nation colonisatrice, esclavagiste et génocidaire. De prolos de ranch, portant Colt sur la hanche et Stetson sur la tête, peintres, photographes et plumitifs font très tôt un cirque, comme celui de « Buffalo » Bill Cody l’exterminateur d’Indiens et de bisons, où l’on exhibait de pauvres rescapés des massacres, ensemble hommes et bêtes. Et le shérif Pat Garrett recrute un ghost writer pour livrer au public La Véritable Histoire de Billy the Kid (Anacharsis, 2008), un titre comme une dénégation. Hollywood n’a fait que poursuivre et développer cette entreprise de mythification. Par exemple en effaçant les cow-boys noirs du tableau. Nat Love, l’homme qui portait le nom de son propriétaire Robert Love, riche planteur de coton du Tennessee, et qui naquit une seconde fois après l’Abolition sous celui de « Deadwood Dick », était l’un de ces noirs invisibilisés. À l’époque, nous apprend son traducteur Thierry Beauchamp, « un cinquième des cow-boys du Texas étaient afro-américains, et un quart d’entre eux étaient des Noirs, des métis, des Mexicains ou même des Indiens ».
Mais « Nat Love fût-il réellement un cow-boy ? », demande Beauchamp. « C’est probable (…) mais pas absolument certain » : c’est déjà l’intérêt de l’autobiographie du cow-boy noir, publiée par ses soins en 1907, que son ambiguïté. En même temps que le récit décape le mythe, il y contribue encore. Dans son ton fanfaron où l’on distingue mal le témoignage de la légende, et dans la fidélité de son auteur aux scénarios communs du genre : troupeaux de mustangs et de « longhorns », duels au pistolet, saloons, « guerres indiennes » et pourquoi pas un épisode de captivité dans « la tribu de Yellow Dog » d’où notre héros s’enfuit après avoir décliné de prendre femme, même si « toutes les squaws de la tribu étaient jolies ». Plus, défilant comme à la parade, les grandes figures du Far West : Kit Carson, Buffalo Bill, Jesse James et son frère, Billy the Kid et Pat Garrett, Nat Love prétend les avoir tous connus de près. Les occasions de rencontre avec ces célébrités, les dates, les lieux que mentionne l’autobiographe, sont vagues sinon douteux, et il n’est pas difficile de le prendre en flagrant délit de fabulation. L’historien Ramon F. Adams, spécialiste de cette période, le souligne : « Cet auteur noir est supposé raconter ses propres expériences, mais il semble avoir une mauvaise mémoire ou une bonne imagination ». L’ancien esclave s’invente une ou plusieurs vies au « Pays du bétail », non pas totalement fictives mais bricolées entre ses « aventures » authentiques et ce qu’il sait de l’Ouest sauvage. Et surtout, il se rêve sur le terrain de sa liberté toute neuve, avec derrière lui ses années de servitude sur lesquelles il passe très vite au début du livre : « un maître bon et indulgent », mais c’est très relatif : les coups, le fouet, les évasions manquées, une enfance au travail dans la plantation. Et la faim : « Dans mes plus anciens souvenirs, je me vois pousser une chaise devant moi et quémander un bout de nourriture comme un chien, en passant d’un membre à l’autre de la famille Love ».
Il a 10 ans au début de la guerre de Sécession, 15 quand il quitte le foyer – près de Nashville, dans le Tennessee – sur un cheval gagné dans une tombola. Il file en homme libre au Kansas, intègre une équipe de cow-boys dont des Noirs, qui font son apprentissage : le maniement des armes et du lasso, le marquage des bêtes, et tenir sur le dos d’un taureau de rodéo. Il sillonne dans tous les sens les États de l’Ouest, apprend l’espagnol, manie le Colt contre des Peaux-Rouges et des voleurs de vaches, tue cent vingt-six bisons, capture des mustangs, perd sa selle et les copains lui en rachètent une, reçoit le surnom de « Deadwood Dick ». Ce Tartarin survit au blizzard, « attrape une locomotive au lasso » (par la cheminée), et déjà c’est « la fin de la prairie », en 1890 il est porteur en uniforme à boutons dorés dans les trains Pullman. En somme, conclut-il, « une existence libre et sauvage ». Ou un beau roman d’aventures, dont la lecture inspira les militants afro-américains dans les sixties.
Jérôme Delclos
Cow-boy noir, de Nat Love
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry Beauchamp,
Anacharsis, 188 pages, 20 €
Domaine étranger Vies et légendes de « Deadwood Dick »
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Jérôme Delclos
Nat Love (1854-1921), ancien esclave, se réinvente par l’écriture en sujet de sa propre histoire. Un puissant récit d’émancipation.
Un livre
Vies et légendes de « Deadwood Dick »
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°247
, octobre 2023.