En publiant en 2021 Les Occasions manquées, quatrième roman de l’Allemande Lucy Fricke, les éditions Le Quartanier mettaient en avant une autrice, un récit, et un style : humour pince-sans-rire, sarcasme grinçant mais parfaitement juste et dosé ; un mélange réussi pour un récit par ailleurs intimiste et sensible. La Diplomate, son dernier roman, conforte cette voix : si le texte peut au premier abord paraître moins délicat, avec son intrigue orientée relations internationales, diplomatie de crise, politique et polémique – dans une Turquie de la liberté d’expression, des emprisonnements et des interdictions de sortie du territoire – il s’avère une réflexion sur l’âge qui vient, le temps écoulé, le sens de l’existence, amenée avec un mordant qui évite toute tentation d’apitoiement, sur soi-même, sur les autres, ou de résignation.
C’est qu’on s’attache vite à cette diplomate, il faut bien le reconnaître un peu en déveine, à la biographie singulière. Fred – Friedericke Andermann – est née en Allemagne de l’Est mais elle n’en a aucun souvenir, arrivée à 5 ans à Hambourg. C’est peu dire que sa mère s’est littéralement saignée aux quatre veines pour lui permettre de faire des études. Ce qui a fonctionné : le roman démarre alors qu’elle occupe le poste d’ambassadrice d’Allemagne à Montevideo, Uruguay, une formidable opportunité d’après les RH, un repos plus ou moins bienvenu après la zone verte à Bagdad. « J’avais d’abord rendez-vous avec le traiteur, qui voulait parler du menu et surtout de ces maudites tentes. J’étais arrivée tout en bas, dans l’évènementiel. » Fred n’aime pas s’ennuyer et parler saucisses et divertissement ne l’amuse guère. L’assassinat d’une ressortissante allemande fille d’un magnat de la presse signe la fin prématurée de sa mission et l’envoie en Turquie, occuper la fonction de consule.
Pour brève que soit cette première partie, elle est essentielle : elle pose toutes les gammes de l’humour à froid pratiqué par Lucy Fricke, un sens fin de l’autodérision. Et quand le récit pourrait la tirer vers l’émotion facile, voire le pathétique (une diplomate plus toute jeune, seule, qui ressasse ses déboires professionnels et à qui sa mère expédie du jambon pour lui rappeler le pays), il suffit d’une pirouette pour la remettre en selle. Ce ton donne toute l’épaisseur à son texte, le rythme assuré lui par des dialogues rapides, un sens de la formule efficace et un mouvement incessant. Les personnages se déplacent en permanence, avion, taxi, voiture, n’en finissent plus de traverser Istanbul ou la Turquie, se risquent jusqu’à Ankara : tourisme et dépaysement garanti avec une dynamique dont pourrait rêver le Lonely Planet (guide de référence de tout diplomate en transit) et réalisme de rigueur. Car Lucy Fricke a passé plusieurs mois en résidence d’été à Istanbul, chez l’ambassadeur, ce qui lui permet de poser un cadre physique, géographique et relationnel dans lequel elle fait évoluer sa diplomate en crise de sens confrontée à ses démons, ses convictions et ses devoirs dans la Turquie d’Erdogan. Une commissaire d’exposition germano-kurde à la langue bien pendue emprisonnée, son fils interdit de sortie du territoire après lui avoir rendu visite en prison, le jeu trouble des services de renseignement allemands : c’est rapidement l’impasse diplomatique. Et ce constat de Fred : « dissuader, tout seul, ce n’est pas de la diplomatie ». Alors tant pis, pour les principes, et en avant – le road novel fonctionne bien avec Lucy Fricke et garantit une lecture redoutablement efficace et avec suffisamment de profondeur pour laisser longtemps à penser.
Julie Coutu
La Diplomate, de Lucy Fricke
Traduit de l’allemand par Isabelle Liber, Le Quartanier, 256 pages, 21 €
Domaine étranger Affaires très étrangères
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Julie Coutu
Jeux d’influence et géopolitique : les relations entre l’Allemagne et la Turquie racontées par la sarcastique romancière Lucy Fricke.
Un livre
Affaires très étrangères
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°247
, octobre 2023.