Un livre

Suites Tuoni

de Eugénie Favre

Editions Flammarion

Deuxième livre d’Eugénie Favre après Ana-Viola (Le Corridor bleu), Suites Tuoni traverse le fleuve Léthé et gagne sur la rive en face Tuoni, le roi du règne des morts (selon les mythologies finnoises). Le livre, en 102 poèmes, aussi ramassés et serrés sur la page que parfois plus spontanément amples et ouverts par une narration secrète, tout en équilibre instable, est un rite de passage. Tuoni, sur sa barque noire, traverse le fleuve Jortana, il emporte avec lui les âmes errantes pour leur offrir la porte de son royaume. C’est là le cadre implicite et la parabole de cette suite où une forme de beauté vraie (mot souvent écrit) se cherche. Difficile à cerner d’emblée, celle-ci semble moins se définir qu’être le noyau d’une énergie, d’un processus, par quoi les poèmes avancent chacun sur eux-mêmes, densifiant leur liasse et ce qu’ils trament : au 89e « petite poitrine/petite voix/petite mère/petit père//la patate dort/au plus profond de la terre//le bêcheur écoute/le langage croître/au sein du monde//l’inflation du cœur –/(…)/c’est rien qu’un champ/et un peu de lumière//ne brilles-tu pas ?/pas même la reine ne brille/ni la pelle ». Le timbre de cette voix est donné, pluriel, féminin et de tout âge, queer parfois, et venu de l’enfant, d’un infans trahi et souillé ; au 22e le carré de la page multiplie les preuves de la culture de l’inceste et du viol : « la petite fille de 4 ans/aux os maigres/blottie/dans l’échangeur émotionnel/(…) les 3 hommes tiennent une grosse clé/qui est une grosse clef/de l’autre côté/c’est quoi la règle et le jeu/le nom de la personne qui te baise/ou la forme maligne à prendre/parmi des adultes plongés/dans des dégoûts de toutes sortes –/et c’est quoi administrer/sa propre haine et ce je parle ».
Suites Tuoni brave la douleur, avec des mots d’anglais, d’italien glissés ci et là, des noms venus de la Grèce ancienne, de Nuremberg. Sa rage est antique, et si elle se dit aussi dans ses habits globalisés (« mouche d’éden veux –/tu de la Kos/mic girl »), c’est pour se reconquérir sa « speranza » « de nickel ah ».

E. L

Suites Tuoni
Eugénie Favre
Flammarion, 121 pages, 17 €