Je serais un infinitif, je me la péterais ! », lâche Elodie. C’est que notre jeune libraire de Cotignac dépose Fabriquer une femme sur les rayonnages du Var Lisant ; où ce roman vient rejoindre d’autres livres de Marie Darrieussecq, comme Pas dormir ; non loin de Vivre sans, que vient de sortir Mazarine Pingeot, quelques années après Se taire. Note à l’attention des futurs historiens : à l’orée du troisième millénaire, la littérature française fit défiler les process sur ses couvertures, certains qu’on se représente sans trop de mal – du genre Courir, Avancer, Choir, voire Faire l’amour ou S’ameublir –, et d’autres un peu plus sophistiqués – ainsi, en cette rentrée de janvier, Porter ton ombre, Tâter le diable, Déchirer le grand manteau noir. Les compléments certes se précisent, mais n’empêchent pas la grande vertu de l’infinitif : pas de temps, pas de sujet, no limit, de sorte que la forme vibre en puissance de toutes nos expériences. Ce serait S’en tamponner le coquillard ou Aimer une Monégasque, ce serait quand même toi, ô lecteur.
Ce nouvel art de subsumer est élevé jusqu’aux cimes lorsqu’on sait, comme Marie Darrieussecq, associer l’infinitif à un concept aujourd’hui fort rare : une femme. À savoir Rose ou Solange, amies d’enfance que la vie va éloigner, mais que les hommes vont se charger de confondre. « Parfois elle sent des trucs mais ça doit être dans sa tête, des types qui profitent de la foule pour… ah, ça la dégoûte » (Rose) ; « On l’interpelle et on la siffle, on ce sont des hommes installés à des terrasses » (Solange) : l’indéfinition du pronom sait relayer celle de l’infinitif, pour discrètement nous avertir que c’est toujours du même pas que les femmes apprennent à marcher, sur les trottoirs de Paris, de Manille ou d’Alger. Présentant son livre, la romancière nous avait avertis, « c’est un certain travail de le lire et je le revendique ». Les critiques ne se sont en tout cas pas défilés : une « écriture resserrée et précise » (Causeur), un « style époustouflant » (Libé), une écrivaine « au faîte de sa maîtrise » (Le Monde), « À chaque seuil de roman, c’est comme si elle réinventait la littérature » (AOC). Donnons un exemple de cette réinvention, et des voies inédites par lesquelles le récit d’apprentissage se noue ici au portrait d’une époque. Solange a quitté son Pays basque natal pour la capitale, au cœur des années 1980 et des Bains Douches : « Quand le temps du village vient impacter le temps de Paris, la nuit fait une spirale. » Tout est bien dans cette phrase, mais ce n’est encore qu’un avant-goût de l’immersion qui s’ensuit : « elle danse avec le DJ à travers la musique. Il distribue le beat, libéral et précis, là, là, là, notes en suspens… son corps danse avec elle, dans l’enchaînement, dans la transe qui monte (…). La musique bat dans ses veines. Les basses pulsent exactement dans son cœur. Ses mains se tendent, la musique danse à travers elle. » Et comme si cela ne suffisait pas, comme si cette syntaxe enfiévrée ne nous avait déjà fait assez partager le rythm of the night, voilà qu’« au bord de la piscine danse Béatrice Dalle, d’une ultramoderne attitude ». Avec cette figure si bien choisie pour rendre compte des eighties (nul doute qu’un auteur moins informé se serait contenté d’un Marcel Amont ou d’un Lenny Escudero), on touche vraiment à la science du commun ; de même quand Solange danse avec Priiiince…, avec qui elle finira par coucher – ce qui ne contrevient nullement au sentiment de vécu collectif, puisque, comme le remarquait dans un récent Masque et la Plume Nelly Kaprièlan, à qui le livre « a rappelé beaucoup de choses » : « on sentait que c’était possible, de coucher avec Prince ».
Après ce moment fort de la discothèque, le temps du roman va continuer à rejoindre nos souvenirs par la magie d’autres patronymes (« Et soudain, Kurt Cobain est mort. »), d’autres pronoms indéfinis qui savent toucher quand bien même un volet final nous transporte jusqu’en Californie (« On est seule sous les palmiers. »), d’autres vocables lointains et pourtant si proches (« Elle va se laisser porter par le flux de la highway. »). On quitte enfin Rose et Solange en retenant leur belle leçon socio-grammaticale : écrire nos vies à l’infinitif et aux noms propres. Et pourquoi pas rebaptiser sous ce patron d’autres œuvres (Coucher avec Rodolphe, plus évocateur que le titre un peu terne de Flaubert), et pourquoi pas rêver aux équations de la littérature du futur, et à leur champ d’investigation toujours s’élargissant : par exemple Conjonction + Pronom = chronique douce-amère (Sitôt que nous), cri rageur (Où que tu) ou dystopie sans concession (Après que iels).
Gilles Magniont
À la pointe Conjugaison, piège à cons
mars 2024 | Le Matricule des Anges n°251
| par
Gilles Magniont
Conjugaison, piège à cons
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Le Matricule des Anges n°251
, mars 2024.