L’horizon s’assombrit. Notre chef des armées montre ses muscles et se répand un peu partout en propos belliqueux. À sa suite, le surintendant des Finances annonce que les caisses du royaume sont vides et exhorte chacun à boucler d’un cran supplémentaire sa ceinture. Enfin, plus loin, en Amérique, un groupe de géophysiciens affirme – calculs refaits – que la Terre tourne à une vitesse de plus en plus folle. C’est la goutte. Fuyons illico ces vertiges pour un exil sûr. Cap sur le pays helvète, son armée d’ornement, sa fiscalité bienveillante et son temps suspendu. C’est là, à Genève que Joël Dicker a situé l’action de son dernier livre, Un animal sauvage. Le titre marque déjà une rupture dans le cours de l’œuvre. Plus d’Affaire, d’Énigme, ou de Vérité sur… Le romancier romand abandonne le modèle du rapport d’enquête. Et de facto, à l’ouverture du récit, nul cadavre ou disparition inexplicable. Le nombre de pages a d’ailleurs diminué de moitié. On soupçonne l’auteur, homme d’affaires avisé (il édite lui-même ses livres, vient de racheter une usine de chocolat), de s’être aligné sur les stratégies de l’agroalimentaire : un prix stable, mais un peu moins de nouilles dans le paquet.
Dicker raconte cette fois un braquage. Auquel sont liées deux familles : les Liégean (Karine et Greg) et les Braun (Sophie et Arpad). Arpad ? Malgré de minutieuses investigations, la présence de ce prénom de canapé Ikea restera un mystère. Les premiers jalousent les seconds, selon le principe du désir triangulaire cher à René Girard : « (…) il la regarda regarder Arpad et il aurait voulu être lui. » Parce que les Braun possèdent « un truc », « un magnétisme, un rayonnement » que les autres n’ont pas. Mais on devine en réalité que c’est davantage leurs avoirs que leur aura qui fascinent les Liégean. Les couples habitent le même village, mais les enviés se prélassent dans une maison d’architecte au cœur de la forêt, quand les envieux se tassent dans un hameau pavillonnaire surnommé « la verrue ». Et lorsque Sophie exhibe le cadeau reçu d’Arpad pour ses 40 ans, une bague en gueule de panthère sertie d’émeraudes de la maison Cartier, sa voisine verdit : « Karine songea que, pour son anniversaire, Greg lui avait offert un livre » – alors qu’elle en avait déjà un. Symétriquement, monsieur Liégean, en partie déconstruit, pâlit en apprenant les largesses dont bénéficie monsieur Braun : « – Ta femme te laisse courir quand tu veux ? – Oui, pourquoi ? – Pour rien. »
Ce bonheur n’existe que de façade et l’harmonie entre Sophie et Arpad peu à peu se lézarde. Mais, c’est à ce détail que l’on reconnaît un polar suisse, même au plus fort de la crise, les personnages, à rebours des promesses du titre, conservent en toutes circonstances une civilité minimale : « Sophie s’effondra à nouveau : – Je suis en train de ficher mon couple en l’air… »
Et le braquage ? La lenteur helvétique n’a rien d’une légende. L’opération dure sept minutes, mais son compte rendu se trouve étiré sur l’ensemble du récit. Dans les intervalles, le romancier joue la montre et ses personnages patientent en buvant des cafés. Soixante-quatorze, exactement. Soit une tasse toutes les cinq pages. Si bien qu’une certaine routine s’installe : « – Sans sucre, hein ? lui demanda Sophie en posant un expresso sur la table basse. Elle commençait à connaître ses habitudes. » Et si le petit noir ne suffit pas, l’auteur plonge ses marionnettes sous la douche (seulement onze). L’addition de ces deux chevilles narratives peut provoquer des malentendus : « Lorsqu’elle regagna la chambre, ses cafés en main, elle était bien décidée à lui faire l’amour. Mais elle trouva le lit vide. Greg était sous la douche. »
Magnanime, Joël Dicker dispense sur son site des conseils à l’attention de ceux qui souhaiteraient se lancer en littérature et comme lui gagner plein de pognon. On peut, enseigne-t-il, avant d’écrire son histoire élaborer un plan, mais rien ne vous y oblige. Lui n’y tient pas. Sa technique ressemble à celle du mythomane en garde à vue : il commence par imaginer un évènement extraordinaire et bricole ensuite des boniments qui le rendront plausible. Espérant in petto que l’accumulation et l’enchaînement rapide de ses fables tromperont la vigilance du lecteur. Au risque parfois de contradictions ou d’incohérences. Certains dialogues conservent la trace de ce funambulisme : « – Je te dérange ? – Non pas du tout, c’est d’ailleurs moi qui t’appelle, fit remarquer Sophie. »
On quitte Genève avec le sentiment d’avoir visité Berne et d’être la véritable victime du hold-up fomenté par Dicker. Le fromage acheté contenait moins de matière que de vide. Mais de cette frustration naît une idée qui guérirait nos maux et apaiserait notre président en mal de conquêtes : et si, une bonne fois pour toutes, on envahissait la Suisse ?
Pierre Mondot
En grande surface Un conte en Suisse
avril 2024 | Le Matricule des Anges n°252
| par
Pierre Mondot
Un conte en Suisse
Par
Pierre Mondot
Le Matricule des Anges n°252
, avril 2024.