Jusqu’à récemment, je n’écrivais que pour jeter ou perdre », confiait en 1999 Ricardo Zelarayán (1922-2010). « Jeter », ajoutait-il, « est censé être un acte conscient là où perdre ne l’est pas ». En réalité, qu’il s’agisse de jeter les manuscrits qui ne le satisfaisaient pas ou de laisser se perdre les autres, l’enjeu était d’établir, de laisser fuiter comme une rumeur, une attitude d’apparente indifférence envers l’œuvre. De construire sa propre légende en accord avec la production poétique elle-même, en partant du principe « qu’il n’y a pas de poètes », mais « de simples vecteurs de poésie » et que « de nos jours on ne fabrique pas seulement des objets qu’on peut posséder mais aussi des objets qu’on peut perdre ». Plusieurs publications posthumes ont démontré qu’il perdait en réalité assez peu. Si Zelarayán n’a guère publié de son vivant, et tardivement (son premier livre, désormais traduit, est sorti en 1972, alors qu’il avait 50 ans), il le faisait avec pertinence.
Contournant l’obstacle Borges, il s’était choisi pour modèle celui que Borges lui-même considérait comme son maître, Macedonio Fernández, métaphysicien spontané qui égarait ses manuscrits d’une pension à l’autre tout en pratiquant le noble art de la conversation. Zelarayán, donc, se définit dans la marginalité et la méfiance envers les institutions littéraires et ses systèmes de reconnaissance (la publication étant, naturellement, le premier d’entre eux). Il aura lui aussi vécu de chambres d’hôtel en pensions dans une capitale argentine dont il n’était pas originaire, puisqu’il venait de la province rebelle d’Entre-Ríos, qui a souffert dans sa chair la volonté hégémonique de Buenos Aires et se révèle plus métisse et moins « européenne », ce qui ne l’empêchait pas d’être francophile, d’avoir traduit Valéry ou Breton et de dédier un poème à Desnos. Il était donc doublement marginal (en tant que poète et que provincial revendiqué) et savait tendre l’oreille au parler populaire, campagnard ou citadin, prêt à saisir la perle qui pourrait donner naissance à un texte. Car la poésie sera faite par tous, du moins par ceux qui sont « parlés par la poésie ».
En Argentine, pays en marge de cette notion fluctuante qu’on appelle la culture occidentale, c’est logiquement depuis les marges qu’on arrive au centre. Zelarayán ne fait pas exception et ce qui lui vaut d’être traduit aujourd’hui en français, c’est le succès international du film Los delincuentes, du réalisateur Rodrigo Moreno, dans lequel un personnage récite son plus célèbre poème, « La Grande Saline ». Dans une brève postface écrite pour l’édition française, le réalisateur se réjouit d’ailleurs d’avoir servi de passeur.
Le titre de ce recueil inaugural de son œuvre et de sa légende est tout un programme : L’Obsession de l’espace, soit celle de la page blanche, selon les analyses qu’on en fit à l’époque de sa parution (les années 70, où Lacan et le structuralisme régnaient en maîtres, en Argentine comme ailleurs), ou plutôt celle du blanc de la page qui est ce qui différencie selon lui la poésie de la prose (noircir entièrement ou laisser des trous), à moins qu’il ne s’agisse plus sûrement de l’espace géographique, magnétiquement incarné par la Grande Saline du long poème éponyme : « J’hésite…/ et je me tais…/ car je pense aux trains de marchandises/ qui la nuit passent par la Grande Saline ». Paysage onirique ne cessant d’apparaître et disparaître dans un poème qui saute du coq à l’âne et joue le jeu des associations de sens, de sons et d’idées (une constante dans tout le recueil), il est à la fois sa propre présence et sa négation, certainement pas une manière de jouer à bon compte les mystérieux car « il faut écraser le mot mystère/ comme on écrase une puce/ entre les deux pouces ». C’est un mot qu’il faudrait remplacer, « du moins pour aujourd’hui, du moins pour ce poème ». Tâche ardue face à tous les « mots morts de ne rien dire » alors qu’on est « emprisonné dans le rêve de la Grande Saline ».
Chez Zelarayán, les poèmes semblent s’écrire au fil de la plume, il y digresse, ne hiérarchise pas entre le noble et le profane, passe du dicton à l’anecdote personnelle, de la citation tronquée à la pause déjeuner qui voit le poème « coupé en deux », propose des « conclusions (?) » douteuses, des fins qui n’en sont pas, voire des « notes (en dehors du poème) ». Le ton se fait grotesque quand « la raison pure » devient « le rêve de la logique implacable » d’un général qui ressemble furieusement à Perón et qui « compisse » le pardessus de son ministre, lequel s’était étonné de ne pas l’entendre pisser. Ailleurs, « on colle un seau » et le « son se détraque » selon le hasard d’« une face de dé reposée ». C’est une poésie de la dérive, capricieuse et libre, évidente comme le nez au milieu de la figure et toujours un peu ailleurs.
Guillaume Contré
L’Obsession de l’espace, de Ricardo
Zelarayán
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Solange Gil et Antonio Werli,
Le Dilettante, 160 pages, 18 €
Poésie Qui perd gagne
juin 2025 | Le Matricule des Anges n°264
| par
Guillaume Contré
Avec Ricardo Zelarayán, le plus magnifiquement marginal des poètes argentins, on se laisse porter par une voix qui est « parlée » par la poésie.
Un livre
Qui perd gagne
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°264
, juin 2025.

