La mère, c’est Eugénie, dite Génie la folle parce qu’elle ne parle pas. Mais elle pleure, à cause de ce grand malheur qui s’est un jour abattu sur elle : avoir un enfant d’un père inconnu (elle qui était issue de la famille la plus honorable du village), être ensuite reniée par les siens et se faire domestique agricole. La fille, c’est Marie, une bâtarde dont la plus grande peur est de perdre sa mère (qui n’est souvent rien de plus qu’une ombre), ou que sa mère l’abandonne, ou qu’elle l’oublie quelque part, par exemple au bord d’un champ inconnu, et qu’elle se retrouve seule, alors qu’elle est déjà sans père. Toutes deux vivent dans une vieille cabane en bois, « au pied d’une colline sauvage peuplée de renards ».
Celle qui raconte, c’est la fille. Une fillette à vrai dire. Et qui raconte sa mère, derrière laquelle elle court de toutes ses petites jambes « pour ne pas la perdre » et lui crier son amour. Ou bien dont elle attend le retour, chaque soir, avec la même impatience, la même appréhension.
Que dit-elle au sujet de cette mère ? Le quotidien de quelqu’un qui aide aux travaux des fermes. Qui travaille « sans relâche » là où on l’appelle. Là où on peut l’exploiter sans vergogne, elle qui accepte toutes les tâches : gaver les oies ou les canards, effeuiller le maïs, faire des fagots, écosser les haricots blancs, équeuter les haricots verts, trier les lentilles, conduire au taureau les vaches en chaleur, tuer les lapins malades…
Elle dit aussi de quelle manière cette mère peu aimante lui parle. Les phrases injonctives qu’elle répète. Qui sont d’ailleurs son seul langage : « Ne reste donc pas toujours dans mes jambes », « va dehors ». Ou encore de quelle manière elle s’endort, « si loin, au fond de toutes ses années de fatigue », et de quelle manière elle se tait, « le visage plein de silence ».
Et elle dit aussi sa propre vie, ses rituels, comme, au printemps, d’aller s’asseoir sous le grand paulownia, ou de rendre visite à son grand-père qui garde toujours pour elle au fond de sa musette une pomme, des noisettes ou des noix.
Un jour, dans la vie de Marie il y a Rose, une vachette aveugle, et Benoît, un canard. Et plus tard, il y a Pierre, qui débarque on ne sait trop d’où. Peu importe, à un moment il est là. Lui aussi a sa part de misères : il a vu sa mère pendue, son père mort dans un ruisseau, et il a couru sous les bombardements. Mais lui au moins, il parle. Il a des rêves pleins la bouche, qui parlent du pays « des îles bleues, des îles parfumées de sable, de mer et de soleil », avec « les oiseaux rouges autour des fleurs rouges, les grottes où la mer s’enfonce et se perd »… Un pays où il l’emmènera un jour, c’est sûr. Où elle connaîtra « le parfum velouté des mimosas le long des avenues bordées de palmiers ». Un ailleurs tout en douceur qui contraste avec l’âpreté de son univers quotidien, fait de chemins pleins de flaques d’eau et de boue. Un Pierre avec lequel elle vit une histoire d’amour déchirante (« Tu es ma terre ensoleillée. Je t’aime de m’ouvrir les saisons et les routes »), et d’ailleurs vite déchirée (un jour, Pierre est mort, « plein d’honneur », alors qu’il rêvait d’avoir un enfant avec elle, parce qu’un enfant « c’est la mémoire de la vie »).
Tout est filtré par les yeux et la cons- cience de Marie, autrement dit par la sensibilité d’un enfant, ou plus exactement d’un adulte (l’auteure) qui joue à faire l’enfant, à retrouver des yeux d’enfant pour mieux voir le monde. Et qui joue vraiment bien. Faute de mieux, à défaut de trouver un autre refuge, Marie écoute les « saules bavarder dans le vent », ces « saules fous qui parlent la nuit ». Et elle s’invente des contes, qu’elle bâtit à haute voix pour Rose ou Benoît : « Je racontais l’histoire des belles princesses qui montent sur les tours crénelées si hautes qu’elles arrêtent les nuages ». Et qu’elle confie bientôt à Louis, son demi-frère tardif : « Je t’apporterai un grand kangourou blanc et on sautera par-dessus les montagnes à cheval sur le grand kangourou, loin jusqu’au pays où les vignes grimpent dans le ciel et où les soleils dévorent les visages ».
Prix des Deux-Magots 1977, Marie la folle est un livre fait de phrases simples et courtes, qui sentent la terre, le foin, les vendanges et la transpiration. Des phrases pleines d’une beauté qui émeut, enivre, étreint, bouleverse, jusqu’à cette fin cruelle dont on ne dira rien pour préserver un peu de suspense. Des phrases qu’inlassablement Marie répète, comme pour s’étourdir et emporter le lecteur dans un autre monde, qui est sans doute celui du rêve, où une vie plus heureuse paraît toujours possible.
Didier Garcia
Génie la folle, d’Inès Cagnati
Denoël, « Empreinte », 208 pages, 15 €
Intemporels Rêves d’îles bleues
mars 2017 | Le Matricule des Anges n°181
| par
Didier Garcia
Avec son récit Génie la folle, Inès Cagnati (1937-2007) raconte le drame d’une fillette et sa mère, dans un monde rural sans pitié.
Un livre
Rêves d’îles bleues
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°181
, mars 2017.