D’abord : ma bibliothèque n’est pas dans l’appartement où je vis mais dans ce pied à terre assez loin, un studio, où je travaille -une sorte de gourbi, apparemment dans le plus grand désordre, mais qui n’est pas un désordre à mes yeux. Le tout est encombré d’un fouillis de livres, sur les étagères sur tous les murs, mais aussi en piles par terre -des tours en équilibre plus ou moins stable.
Commençons par l’entrée -une petite entrée sombre de deux mètres sur trois. Tout un côté est occupé par les livres d’histoire et de sciences humaines, parmi lesquels mes préférés sont sans doute Michelet, Gibbon (Déclin et chute de l’Empire romain), L’Empereur Frédéric II, de Kantorowicz et Sabbataï Zévi de Gershom Scholem. Sur l’autre mur, les grands étrangers, au premier rang desquels Faulkner, Borgès, James, Stevenson, tous les Russes.
Dans la salle de bain, l’enfer : les romans policiers et la philosophie.
Dans la grande salle ça se complique. Restent, sur les très grandes étagères près de la porte, les fondateurs, c’est-à-dire tous les grands Français qu’on peut dire classiques, depuis Froissart ou Villon jusqu’à Raymond Roussel et des Forêts. Près d’eux, mais en piles par terre, les modernes, mes contemporains (c’est un rayon plus fluctuant, on perd de ces livres, on en prête, on en revend), dont je suis curieux, car il faut bien qu’en écrivant je prenne position par rapport à tout cela : beaucoup de bouquins étrangers, mais plus de la moitié en littérature française - il me semble qu’en dépit de ce qu’on voudrait nous faire croire, la littérature française demeure la plus vivante du monde : la plus spécifique, la moins branchée, c’est à dire la moins journalistique. La plus libre. (Je parle là de la littérature française minoritaire).
derrière le lit, tout près de mon bureau, l’énorme encombrement des livres d’art et des catalogues d’exposition : il y en a toujours quelques uns d’ouverts, car je n’écris pas sans images, sans peintures sous les yeux (en ce moment ce sont des peintures d’Hubert Robert et de Goya).
Enfin, le plus important, sur toute la longueur du mur de droite et en pilettes au pied, ce que je peux appeler ma documentation, qui tourne selon ce que je suis en train d’écrire. en ce moment, je fais un récit sur la terreur de 1793, et je dois bien avoir dix mètres de bouquins sur la question, des plus ringards (Les Dieux ont soif d’Anatole France), aux plus intelligents (Arendt, Lefort) et aux plus beaux (Sade, Büchner, Saint-Just). Et en plus, comme j’ai toujours en train cette Origine du monde, où il est question des peintures de Lascaux et de la pêche à la ligne, j’ai aussi quatre ou cinq mètres de rossignols sur la préhistoire et la vie des poissons.
Voilà. Je peux dire aussi que ma bibliothèque est tout sauf inamovible et sacrée. Il m’arrive d’être très faché contre elle, de détester tous ces livres, et d’en mettre sans remords quelques dizaines dans le vide-ordures en leur criant : bon...
Dossier
Pierre Michon
Les envahisseurs de papier
Les trains de la SNCF ne permettaient pas de transporter toute la bibliothèque de l’écrivain. Pierre Michon a donc pris la plume pour nous donner à voir les livres qui l’entourent et avec lesquels ses relations ne sont pas toujours simples.