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Nouvelles La lessiveuse de Monsieur Bénichou

octobre 1993 | Le Matricule des Anges n°5

Né en 1960, Franck Evrard est professeur de Lettres, chargé de cours à Paris VII. Il a publié des études critiques notamment dans CinéM’action, Les Cahiers Queneau, Littérature (Larousse), la N.R.F. A déjà publié quinzaine de textes et nouvelles dans des revues (Brèves, Cargo, Nyx, Sapriphage, Taille réelle…) Auteur chez Actes-Sud Papiers d’une pièce de théâtre : Luna. Secrétaire général des Prix Arletty pour le théâtre. Dernier livre acheté : Richard Brautigan Tokyo Montana Express (10/18).

En rentrant de la librairie, juste après avoir sorti le trousseau de clés de sa poche, Eric Le Tri s’immobilisa devant la porte de son appartement pour sacrifier au rituel quotidien du paillasson. Grâce à lui, il ne redoutait plus ce moment crucial de la journée qui écartelait tout son être entre la stérile agitation du dehors et l’angoissant vide du dedans. Il l’avait apprivoisé. En étirant à l’infini sa rêverie du palier, il commémorait chaque jour sa victoire sur la solitude. La grande pantomime de l’homme libre devant une porte. Longtemps restée aux lisières du ridicule, cette valse suspendue du pied gauche et du pied droit, s’était peu à peu élevée au rang d’une véritable dramaturgie du seuil. Mais ce soir là, au détour d’un geste hiératique, Eric constata que la manche droite de sa chemise rayée s’auréolait de nimbes grisâtres. A cause de ce sursaut épidermique contre la saleté qui avait sournoisement attaqué le tissu, la poétique du palier attendrait. L’humiliant cliché qui impose une absurde dignité à ceux qui ont perdu l’essentiel, il se sentait trop las pour ne pas le reproduire. Il essaya de faire l’inventaire de son stock de chemises propres. Si sa mémoire ne le trahissait pas, il ne lui restait que des chemises d’été à manches courtes ou des chemises blanches au col amidonné. Or, il n’avait pas l’esprit magique pour retenir l’été, ni la modestie nécessaire pour vouloir endimancher la grisaille d’un jour de semaine. Il dévala les escaliers et prit la direction de chez Bény, rue du Moulinet. Coincée entre un commerce de pâtisseries orientales et un entrepôt délabré, fermé au public, seule la blanchisserie de monsieur Bénichou et ses vitres embuées dégageaient une impression de vie. Avant « Chez Bény », Eric Le Tri n’avait jamais été fidèle à un pressing. Rue de Tolbiac et rue Bobillot, il avait connu le rictus infâmant du « service économique », les moues dubitatives devant la tache d’encre irrécupérable ou le sourire de condoléance devant l’irréparable. Avec monsieur Bénichou au contraire, il découvrit le clin d’œil complice du « A l’usine », la gracieuseté d’ourlet et de reprises faits maison et l’intimité malodorante d’une étuve. Et puis, c’était un petit bonheur hebdomadaire de voir le teinturier replier son Figaro, se mettre en quête du vêtement, un ticket bleu à la main, pester contre la Pakistanaise, victime d’une mauvaise grippe, investiver des épaules le Turc qui repassait dans une autre pièce avant de disparaître derrière une haie de vestes. Le temps se figeait quelques instants puis monsieur Bénichou réapparaissait avec le trophée, le visage rayonnant comme s’il venait de remporter une victoire sur le petit personnel et le mauvais génie qui s’acharnait à troubler les correspondances entre le numéro du ticket et la chose vestimentaire.
Monsieur Bénichou se targuait de posséder sur le bout des doigts l’art divinatoire. A peine Eric Le Tri avait-il franchi le seuil de la blanchisserie qu’une pluie de questions déferlait sur lui. Un mot ou une phrase, le plus souvent répétés car il était à moitié sourd, suffisait à monsieur Bénichou pour exercer ses talents. « Monsieur Le Tri, vous verrez, je vous le dis, je le sens, croyez-moi, ça marchera. Encore ce matin, je me disais : »un jeune homme plein de qualités comme monsieur Le Tri…« Malheureusement pour le client qui ne se sentait plus vraiment un jeune homme avec ses trente-trois ans, la réalité ressemblait davantage aux prédictions d’une Cassandre. Quelques années plus tôt, il avait révélé qu’il avait écrit un roman et qu’il attendait la réponse des éditeurs. Monsieur Bénichou mit sa main à couper que le livre serait un best-seller et qu’on verrait bientôt son auteur à Apostrophes. Durant un semestre, Eric dut subir la fatidique question et justifier les lettres de refus. »Vous avez raison, ils ne l’ont sans doute même pas lu !« A la fin, agacé par les encouragements de Bény, il avoua qu’après avoir connu un succès inespéré auprès de ses proches, le manuscrit reposait dans un carton à la cave.
Quand il n’était pas agent littéraire, monsieur Bénichou faisait le conseiller conjugal. »Et comment va madame le Tri ?« , demandait-il avec une sollicitude rassurante. Eric répondait invariablement »bien« ou »merci« . A présent, il continuait alors qu’il n’en savait rien ou pas grand-chose. Au cours de son cinquième mois de grossesse, Anne-Laure avait décidé de partir. Elle avait décrété qu’elle en avait fini avec trente ans d’égoïsme, qu’elle ne supportait plus le garçon passif qui partageait mollement sa vie, qu’il est des pères biologiques et des pères symboliques, qu’Eric avait l’étoffe d’un vieux célibataire. »Et Madame Le Tri, son travail ?«  »ça va, beaucoup de copies mais ça va« . Mais un jour, il tenta le démon et lâcha froidement : »Elle est enceinte« . »Félicitations. Je suis sûr que vous allez être un jeune père très heureux !« Pris dans le cercle vicieux du bonheur, Eric dut jouer la comédie de la paternité épanouie alors que son impuissance à feindre l’enthousiasme avait justement été l’ultima ratio de la rupture. »Et vous verrez, ce sera un beau garçon comme son père, je vous le dis, moi« . L’échographie avait déjà prouvé le contraire mais ce soir-là, Eric ne trouva pas le courage de contredire le sexe. Il se contenta de bouder monsieur Bénichou pendant deux mois.
Après la naissance de Clarisse au mois d’avril, Eric reprit le chemin de la blanchisserie. Il se sentait assez fort et résigné pour consentir au dire oraculaire du blanchisseur. Il savait qu’en entrant, une voix joyeusement caverneuse l’accueillerait : »Alors, bientôt les vacances, monsieur Le Tri !« Et une fois encore, monsieur Bénichou ferait fausse route parce que ses oreilles n’avaient pas enregistré qu’Eric avait démissionné depuis un an de l’Education nationale, qu’il était devenu un homme du souterrain planté devant un écran dans un réduit humide de trois mètres carré. Il n’avait pas l’intention d’expliquer en quoi consiste la tâche d’un opérateur de saisie dans une librairie.

 Alors, les vacances de la Toussaint approchent, monsieur Le Tri ? »
La question le fit sourire. Il était fort pour décrypter les visions euphoriques de monsieur Bénichou, pour lire en négatif cette vie bien peignée et repassée que le commerçant lui proposait. Il s’amusait même de rencontrer en ce lieu de passage son double conquérant, un jeune professeur brillant, plein de promesses, marié à une jolie femme et père d’un adorable petit Antoine de huit mois. Un homme qui pouvait prendre la vie à bras le corps parce qu’un ami inconnu lui blanchissait l’existence en lavant ces petites tâches qui vous assombrissent l’avenir. Il pensa à la lessiveuse de Francis Ponge avec son mouvement d’ébullition montante, d’indignation bouillonnante et sa chute qui ruisselle sur l’amas de tissus ignobles qui lui soulève le cœur. Jusqu’à ce que purification s’ensuive. Il était convaincu qu’il n’entrait aucune part de dolorisme dans le plaisir qu’Eric Le Tri éprouvait à cotoyer Eric le chanceux. La preuve ? S’il devait tomber un jour malade et subir une intervention chirurgicale, il s’abstiendrait de tout contact avec monsieur Bénichou, quitte à porter des chemises au col douteux.

 Oui, bientôt les vacances, la reprise est dure, dit Eric en songeant aux huit mois qui le séparaient de ses congés payés.

 Vous devez être fatigué avec le petit Antoine. Mais vous verrez, ça ira mieux, je vous le dis.
Alors qu’Eric cherchait le ticket bleu dans son portefeuille, monsieur Bénichou souleva sa lourde caisse-enregistreuse et extirpa un bout de papier, une page arrachée de cahier.

 Je vais vous faire travailler, monsieur Le Tri. Ma fille vient d’avoir sa première rédaction. Un sujet drôlement gratiné pour une fille de son âge… Eric grimaça en lisant l’énoncé de la rédaction. « A partir de quels critères choisiriez-vous l’être que vous aimerez plus tard ? »

 Vous savez, moi, je n’ai jamais été bon en français. J’avais plutôt une bosse pour le calcul. Alors que ma fille, elle est littéraire. Elle doit tenir ça de sa mère… Eric Le Tri s’accroupit sous la caisse et indifférent aux passages des clients, aux allers et venues de l’employé truc, il jeta quelques notes pêle-mêle. Par une brusque association d’idées, il se mit à penser à Delphine Châle, sa nouvelle collègue à la librairie et rêva cristallisation. Il griffonna encore plusieurs phrases. Lorsqu’il regarda sa montre, il s’aperçut que vingt minutes s’étaient écoulées. Il rendit sa copie et présenta son ticket. La métaphore textile avait assez duré. Monsieur Bénichou favorablement impressionné par la citation stendhalienne en bas de la page hocha la tête et remit à son client les deux chemises sous cellophane. Eric paya et remercia pour le bouton recousu gratuitement. Dans la rue, il sourit aux passants comme l’aurait fait un homme neuf.

La lessiveuse de Monsieur Bénichou
Le Matricule des Anges n°5 , octobre 1993.