Je suis une pauvre fille. Je peux pas dire autrement. C’est pas pour faire pleurer, juste pour savoir. Ce que je pense de moi. pas pour me faire plaindre, à qui le dire. Je suis une pauvre fille comme d’autres sont brunes, jolies, avec des gros seins, souriantes. Moi je suis maigre. Depuis toujours. Presque depuis toujours. Sur les photos de moi bébé, j’étais grosse. Après je sais pas, ils ont arrêté de me prendre en photo, peut-être ils avaient perdu l’appareil dans un déménagement. En tout cas, à un moment je suis devenue maigre. Et le visage long. Et les yeux noirs. Et les cheveux raides. Et pas de seins ou si peu. Et la certitude que ça ne changerait plus.
J’ai un lapin. Siamois. Beige et brun et doux et gentil. J’ai une faute à racheter. J’ai tué un lapin, il y a longtemps. Tué de faim. J’ai compris plus tard seulement pourquoi j’avais fait ça.
Si je dis que je suis une pauvre fille c’est pour dire ce que je vois dans les yeux des autres. Ce que je vois quand je me regarde aussi, des fois.
J’avais une veste en velours beige. je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Quelquefois, je retrouve dans ma mémoire des objets comme ça, qui ne sont plus là. Et je ne sais pas. Et je trouve des trous dans mon passé, des oublis d’une ou deux années.
Dans ma chambre, chez mes parents, j’avais fait un abat-jour avec de la laine de toutes les couleurs et je l’avais fait descendre du plafond très bas juste au-dessus de mon lit.
Dans ma chambre, chez mes parents, il y avait du papier peint avec des clématites, et j’avais repeint la fenêtre et le radiateur en rose, comme les fleurs.
J’aime pas quand les hommes me regardent dans la rue. J’ai peur. Depuis que j’ai tué mon lapin, j’ai toujours eu les cheveux courts. Et pas de jupe. Et pas de robe. Et pas de chaussures à talons.
Un soir je suis rentrée à la maison très tard et ma mère et mon frère m’ont suivie dans ma chambre. Jamais on a reparlé de ce soir-là.
J’ai du mal à sortir de chez moi. De plus en plus de mal. Je me force. C’est l’été. Il y a des gens partout, à toute heure. Je suis polie avec les commerçants, je souris aux vieilles dames, je suis aimable avec les serveurs pressés dans les bars, j’écoute les poivrots me raconter leurs misères et je pense de moi, pauvre fille, tu es une pauvre fille.
D’abord je suis assise au bord du trottoir, dans une rue bordée de maisons, de jardins. Il fait noir. Pas un bruit. je pleure. Je parle. A un absent. J’ai quinze ans. J’ai fait l’amour une seule fois. J’ai bu. J’ai pris des médicaments et j’ai bu. Pour oublier l’absent. J’ai oublié pourquoi je suis sur ce trottoir dans cette rue étroite avec ces maisons fermées. J’ai oublié où est ce trottoir. En sortant du café il était déjà tard. Il fallait que je rentre. chez mes parents. J’ai fait du stop. Je crois que j’ai fait du stop. Ou peut-être je les connaissais déjà. Des habitués du café. Il fallait que je rentre. Je leur parle de l’absent. Je ne demande rien. Je pleure. Je parle.
Ensuite il y a l’arbre. Les arbres. Il fait noir. Je suis couchée sur le dos. Ils m’ont enlevé ma veste en velours. Je ne sais pas qui a décidé. le premier est sur moi. Il a défait son pantalon, baissé sur les cuisses. Il est sur moi et cherche entre mes jambes. Avec sa main il me fouille. Avec sa main il se guide. Il m’écarte les jambes. Il s’énerve. Il entre en moi. Je ne bouge pas. J’étouffe. Je pleure. Bouge, mais bouge bon dieu. Il bouge. Il m’engueule. Il bouge plus fort. Ma tête cogne contre l’arbre. Il m’accroche aux épaules. Il me mord. Il m’engueule. L’autre rit. Debout près de l’arbre. Il se retire. Il se relève. Il remonte son pantalon. Je m’assieds. Je vais me lever. L’autre m’appuie sur l’épaule. Me fait tomber à genoux. Se place derrière moi. Je me souviens l’arbre était devant moi. Sombre. Ma veste en velours sous moi.
Je suis rentrée chez mes parents. Tard. Ils ont crié.
Mon frère et ma mère m’ont suivie dans ma chambre.
Assise sur mon lit devant ma lampe couverte de laine je leur ai dit. Deux mecs. Que je connaissais pas. J’ai aimé ça. Je leur ai hurlé.
Le lendemain matin ma mère m’a donné des médicaments pour ne pas être enceinte. Et j’ai vomi sur son lit.
Et de ce soir là, j’ai arrêté de donner à manger au lapin. Je l’ai laissé mourir comme si c’était moi. mais ça je l’ai compris que bien plus tard.
Mais si je dis que je suis une pauvre fille c’est pas pour faire pleurer. c’est pour dire ce que je vois dans les yeux des autres, quelquefois. ce que je vois quand je me regarde aussi, des fois.
Vous comprenez ?
Je suis une pauvre fille. Je peux pas dire autrement. c’est pas pour faire pleurer, juste pour dire ce que je pense de moi.
Et sûr, c’est sûr, bien sûr que je t’aime.
A côté de la librairie, sous l’escalier, y a un clochard qui se branle.
Nouvelles Sûr, c’est sûr
Isabelle Hild est née à Paris en 1963. Maquettiste pour un hebdomadaire, elle a réalisé des pochettes de disques rock pour des labels indépendants. Aujourd’hui, elle partage son temps entre le travail et son bénévolat pour l’association AIDES. Elle déclare aimer particulièrement ce que font les éditions de l’Incertain. A découvert (et dévoré) récemment les livres d’Elfriede Jelinek (eds. Jacqueline Chambon). C’est la première fois qu’elle est publiée.