Pourquoi écrire quand on n’a pas trente ans et qu’on est atteint du sida ? Pourquoi ? Dans cette rentrée d’automne, un certain nombre de livres semblent avoir été écrits sans nécessité. Elaborés parfois avec talent, mais concernant moins l’art que l’artisanat : quelques titres de plus pour étoffer la page « du même auteur ».
« Je serai sans aucun doute l’écrivain d’un seul livre », dit Christophe Bourdin. Au-delà de la nécessité, et en dehors de toute précipitation, Le Fil est marqué par son caractère d’urgence. L’idée de la maladie, puis celle de la mort, enfin sa réalité se profile avant de devenir certaine et proche. L’écriture du Fil, une arme contre la Mort ? Mieux : un acte de foi. Et une grande réussite littéraire. Il ne suffit pas malheureusement d’être la proie d’un mal incurable et de prendre la plume pour faire œuvre de littérature. Si Christophe Bourdin y parvient -et de quelle éclatante manière pour un néophyte !- c’est qu’il impose, dès les premières pages, une voix, un style. Des phrases souvent longues, rythmées, une expression précise et juste. C’est aussi qu’il a une vision de sa maladie, qu’il ne se contente pas d’une simple relation ou de notes d’un intérêt strictement documentaire.
S’il s’annonce comme un « roman » -le mot figure sur la couverture- Le Fil est avant tout un texte autobiographique. Il s’étend sur dix ans, de l’époque où Christophe Bourdin, alors âgé d’une vingtaine d’années, a contracté le virus, jusqu’à aujourd’hui. Un fil douloureux, fragile, mais jamais plaintif : « Je viens de vivre une décennie bien exténuante : je n’aurais jamais supposé, avant cette épreuve, que tant de longanimité fût possible. »
Le livre se partage en trois « temps ». Celui « des hypocondries » d’abord, où l’auteur-narrateur parle de lui à la deuxième personne du singulier, n’étant définitivement plus celui qu’il était. « Tu aurais aimé qu’aucun incident ne vienne briser la ligne droite de ton histoire. » Mangeant plus que de raison pour écarter tout risque de maigreur, il en vient malgré tout à constater devant son téléviseur - « la maladie était un thème médiatique » - que ce qu’il éprouve ressemble à certains témoignages. Un test lui apprend sa séroposivité. Mais il refuse encore l’idée que tout cela se terminera mal. Cependant son appréhension du monde se transforme. Il interprète différemment les regards qui se posent sur lui. Ses relations avec les hommes de rencontre changent. Il exclut le sexe, évite les baisers, l’échange des salives, recherche la chaleur des corps.
Puis c’est le « temps de l’agonie », au sens ou agônia signifie « lutte », « combat ». Sous la forme d’un journal intime, c’est le temps du présent : peu à peu, se précise la menace du sida déclaré. Avec une grande lucidité, Bourdin observe l’évolution de ses rapports avec ses proches, ses parents, ses médecins, et aussi avec lui-même. Il ne tire aucune leçon, aucune morale, « la perspective de mourir bientôt, écrit-il, ne m’a pas donné la clef de ma vie ».
C’est enfin le « temps du rêve ». En quelques pages, une rencontre au conditionnel, une idylle hypothétique, où « tout durerait sous le soleil ». On comparera Le Fil à Mars de Fritz Zorn, unique livre d’un homme mourant du cancer. Si, du point de vue littéraire, Christophe Bourdin se situe au même niveau d’exigence, il n’attribue ni à sa famille, ni à son pays, ni à personne, à la différence de Zorn, la responsabilité de sa maladie. En revanche, son livre pourrait être celui d’une génération, à laquelle Bourdin fait lui-même allusion. Celle dont le destin aura été vite écarté de l’Histoire, mais qui aura vécu « les histoires du sida ».
Le Fil
Christophe Bourdin
La Différence
187 pages, 98 FF
Domaine français Bourdin : la vie à un fil
octobre 1994 | Le Matricule des Anges n°9
| par
Christophe Kantcheff
Naissance d’un écrivain, mort annoncée d’un homme atteint du sida. Christophe Bourdin a écrit un premier-dernier livre extraordinaire.
Un livre
Bourdin : la vie à un fil
Par
Christophe Kantcheff
Le Matricule des Anges n°9
, octobre 1994.