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Nouvelles Besoin d’eau

novembre 1997 | Le Matricule des Anges n°21 | par Pascal Boyadjian

Agé de 26 ans, Pascal Boyadjian vit près d’Aix-en-Provence. Titulaire d’une maîtrise de cinéma, il a donné des cours de vidéo dans un collège. Prépare actuellement l’adaptation de Tristan et Iseut dans un centre social pour ados. Il avoue plusieurs nouvelles sous le coude. Une attirance pour la littérature américaine ( Fitzgerald, Fante, Ellroy) et pour Ravalec. Dernier ouvrage acheté : Le Grand nulle part de James Ellroy (Rivages noir).

Je connais tout le monde. Et je sais ce qu’ils pensent. Mais je m’en tape. Je passe au bar tous les jours renifler leur médiocrité et m’affranchir de leurs derniers ragots.
Ils ont peur de moi parce que je les devine, je les prévois et je les plante. Pour affirmer un peu tout ça, j’ai défenestré le Louis l’autre samedi.
Croyant faire le malin, il a balancé que j’allais souvent voir les putes.
Et c’est vrai. Mais dans sa bouche de vieux con, ça puait l’injure. Tout le monde se marrait. Maintenant, il hésitera à sourire parce qu’il lui manque des dents.

Dans leurs champs ils se cassent les reins. Ils se broient les os sur leurs tracteurs antiques. Ils souffrent quotidiennement. Et les vieux, ça fait cinquante ans. Et ils mourront dans leurs vignes. Ils me haïssent. Ils vomissent de me voir si costaud et pour eux inutile. Un sale tire-au-flanc. Un putain de fainéant. Un salopard de chômeur.
Avec le petit Jean et son tractopelle, on a tout démoli et on a arraché le distributeur. Ils savent tous que c’est moi mais ils y plaisanteraient pas. Le sourire du Louis les fait réfléchir.
J’ai du blé pour un temps. Et j’ai d’autres idées.
A la ville, ce serait différent. Mais ici… Ici, c’est facile. Si je veux, en vingt-quatre heures, je mets le village à feu et à sang. Je connais leurs adultères merdeux, leurs vols de terres, leurs enfants simplets et même leurs assassinats. Le bar, la place, les magasins et le coiffeur, je traîne. J’ai que ça à foutre. Il suffit de se taire. Et ils parlent.
J’ai baisé presque toutes leurs bourgeoises. Celles des professeurs, celle du notaire, celle du château, et même d’autres. Mais ça vaut pas les filles de rien. Les bourgeoises sont incurablement bêtes, et malgré leurs poudres et leurs toilettes, ça les rend laides. ça donne pas envie, de voir leur petit pois s’agiter devant toute cette pécherie. On dirait qu’elles ont honte de jouir. Rien que le mot « orgasme » les torture. Alors quand elles le découvrent vraiment…
Je pourris tout de l’intérieur. Comme le ver qui mange la pomme. Toujours sans capote. Certains de leurs bâtards sont à moi.
Le curé croit que je suis le diable. Il se signe à tout bout de champ quand je suis dans le coin. Moi, je crois que son fiel vaut bien le mien. Il effraie les mères en invoquant l’enfer et quand les filles des mères sont enceintes, l’avortement n’existe pas.
Au mieux, elles partent. Au pire, elles se tuent. Assassin.

On rigole, ils me disent le Pierre et même le Pierrot. On regarde le foot au comptoir et on crie. On tape la contrée. C’est des bougres.
Mais ça excuse pas.
Je leur fais voir mon couteau, comme ça ils savent que j’en ai un. Il en ont tous un, c’est normal. Mais que moi j’en ai un, ils le savent. Pour l’alcool, je tiens bien. On boit ensemble. Énormément. Eux, ils boivent pour mille et une raisons. Moi, je bois parce que j’ai soif. Alors…
Quand je suis allé au spectacle du collège, j’ai senti la syncope chez bon nombre d’entre eux. Leurs yeux disent « mécréant », « salopard », « voleur ». Les miens ne les regardent pas.Je drague, je virevolte, je discute avec le metteur en scène. J’ai mis des sapes de prince. Je suis un extra-terrestre.
Et puis ma discussion intéresse. Quand la ville vient voir le village, on est surpris de rencontrer quelqu’un comme moi.
Me voir trinquer avec des élus régionaux, ça les fait marrer, surtout quand ils réalisent que je suis encore mieux sapé que les guignols de la politique.
Je rigole. Et on me tend des coupes de champagne. Et les femmes aux culs parfaits me regardent et leurs décolletés ne s’offrent qu’à moi. Eux, ils voient de loin. Et ils voudraient me tuer. En me faisant hurler. A plusieurs.

Et Malika. Vingt et un ans peut-être. Elle me drague depuis qu’elle a l’âge. Un tas d’années.
Elle vient à la piscine. Elle sait que j’y suis. Au milieu des vieux le vendredi. Au milieu des pères avec leurs mômes le dimanche matin.
Souvent elle vient le vendredi. Côté petit bain, entre deux longueurs, elle me parle en souriant.
Plus jeune, elle ondulait devant moi en bombant la poitrine. Aujourd’hui, c’est une femme. Les deux pièces de son maillot délimitent mon obsession : son ventre.
Côté petit bain, je m’arrête trop souvent. Je casse le rythme, je m’interromps. ça m’énerve. À chaque fois que je ferme les yeux, dans un flash, son ventre apparaît. Elle n’a plus besoin de bomber quoi que ce soit. Tout est parfait.
Et c’est moi qui suis à ses pieds.
Ses yeux me confirment que je ne lui échapperai pas. Et pourtant je continue à lutter. Contre elle et contre moi-même.
Ne me regarde pas comme ça.
Merde, Malika !
Ton frère nous tuerait.
Mais pour de bon, et toi tu dérouillerais.
Je le connais bien, je lui achète de quoi fumer tous les mois et des fois, je lui rends service.
Il voit bien que Malika, elle est… elle est… farouchement belle. Et il sait que ça devient dur. Non, à elle, il lui foutrait la paix, sûr il m’égorgerait.
C’est qu’une femme.
Je vais pas m’emmerder la vie à cause d’une femme.
ça va mal finir.

Il y a si longtemps que ça dure. On dirait que ça peut durer comme ça indéfiniment.
Sauf que j’en peux plus.
Quand elle est pas là, je nage en pensant à elle. Sans m’arrêter. Quand elle est là, pareil. Mais je m’arrête toutes les deux longueurs. Et je regarde son ventre.
Deux longueurs, son ventre, deux longueurs, son ventre, deux longueurs…
Elle, elle nageote un peu. Elle commence à me suivre, et puis elle s’arrête. Elle rejoint le bord. Elle sort de l’eau.
En marchant, elle accompagne ma longueur. Le maître-nageur mâte sans discrétion.
Moi, je reviens en dos pour la regarder et je manque de me noyer.
Elle se remet à l’eau pour la pause. On raconte des conneries. On se marre. Si on commence à faire les cons, c’est fini. Si elle me tripote, si je la touche, je me mets à bander.

C’est le tout début septembre. Tellement, que les petits sont pas encore à l’école.
Je remonte la rue. Mes jambes, habituées au short, étouffent.
En haut, je suis en manches courtes, et même s’il ne fait pas froid, mes bras frissonnent. Parce que la rue est encore à l’ombre.
Malika est là et je m’arrête.
Elle est accoudée à sa fenêtre et me dévisage en contre-plongée.
Elle porte une robe bleu marine, et sa gorge découverte est parfaite.
ça m’attire. Normal.
Je me penche un peu plus.
J’entrevois mon malheur.
C’est Sophia Loren. C’est Claudia Cardinale.
En mieux.

Elle accroche ses yeux noirs dans les miens et prononce un long mot qui résonne dans ma poitrine, dans ma tête, et ailleurs. « Famillepartiepourlajournée ». Je pense à cent à l’heure mais n’articule rien parce qu’il n’y a rien à répliquer.
Elle rengaine les amarres déployées par ses yeux et enchaîne :
Un café ?
Vieil ami de la famille, je connais bien cet intérieur, je ne jette qu’un œil au décor pour le plaisir de le reconnaître et m’invite dans la cuisine, où elle est déjà.
Elle me tourne le dos. Nous ne jouons plus. Nous sommes très adultes. Mûrs et intelligents. Je ne pensais pas que ça se passerait ici.
C’est à moi d’agir. Je n’hésite pas. Je m’approche assez près et je pose ma main sur sa hanche. Je la caresse.
Elle se retourne lentement et ma main reste sur elle, glissant sur le tissu fin. Nous ne boirons pas le café. Nos visages se fondent. Nos souffles dans nos cous. Nos peaux. Nos lèvres. La vie commence.
Ce qui suit s’appelle la possession et ça dure des heures.
Doucement, tendrement, longuement.
À la découverte du bonheur.
Et puis passionnément, violemment, éperdument.
L’envie, le besoin, l’évidence.
Aimer.
Une fois.
Au moins une fois.

Besoin d’eau Par Pascal Boyadjian
Le Matricule des Anges n°21 , novembre 1997.