Il est plus que périlleux, pour une jeune romancière, de s’attaquer dès son premier livre à un sujet aussi grave et monumental que celui auquel pourtant s’est attaqué Yveline Stephan. La littérature, on le sait, s’est plus d’une fois arrêtée au seuil des camps de la mort, incapable de continuer à avancer ses mots devant l’horreur absolue. Aussi, le seul résumé du livre convoque le pathos dont on se demande si le travail de l’écrivain ne sera pas, finalement, de le rendre acceptable. Lily Tullard découvre à l’occasion de son vingtième anniversaire que son vrai nom n’est pas Tullard, que son prénom est Lïa, qu’elle est l’enfant d’un couple de juifs et qu’Eugénie, qui l’a élevée toute sa vie, a eu la charge de la protéger des rafles nazies pendant la guerre. Vingt ans, c’est longtemps après l’armistice, longtemps après la découverte des camps. Vingt ans, c’est un peu tard pour apprendre qu’un trou noir gît à la source de son propre passé et que son identité, forgée au fil des saisons, n’est pas vraiment la sienne.
L’univers de Lïa s’écroule d’autant plus qu’elle découvre, au-delà des révélations d’Eugénie, la réalité du drame dont elle est, finalement, l’enfant. Elle connaît l’antisémitisme sans vergogne de sa marâtre et de se découvrir juive lui rend cette mère adoptive, longtemps chérie, tout-à-coup haïssable. Dès lors, Lïa n’a de cesse d’interroger l’histoire et d’en subir la douleur qui n’a que l’absence à ronger.
Sur cette douleur, Yveline Stephan avance à pas menus, par de courtes phrases, taillées dans la masse imposante du cri. C’est que le fil est mince sous ses pas et le pathétique d’un côté, l’impudeur à faire de l’holocauste un drame personnel de l’autre, sont des écueils redoutables. Mais la mort d’Eugénie libèrera tout un album de photos. Dès lors, et très vite, l’existence de Lïa accueille des silhouettes, des visages : celui d’Isaac Borenstein, son père, médecin sioniste et romantique. Celui d’Elise Borenstein, sa mère, artiste photographe pétillante à laquelle justement l’on doit ces clichés. Celui de la grand-mère Borenstein arrivée de Pologne avec son accent, son application religieuse et son amour incommensurable pour son fils. Alors peu à peu, la littérature, la fiction en tout cas, va prendre sa revanche ; et sur des absents mettre des mots et aux silhouettes donner un destin. Et le nom de Borenstein, tu pendant vingt ans, éclaire maintenant l’existence de Lïa. On suit avec elle la rencontre d’Isaac et d’Elise, leur mariage, on entend avec elle l’accent de la grand-mère si maternelle, si tribale. Et l’on voit les soubresauts de l’histoire qui finissent par n’être plus des soubresauts.
En s’attachant à une survivante élevée finalement par le clan des bourreaux, Yveline Stephan montre à quel point l’ombre et la lumière sont mêlées. D’Eugénie, on saura le silence coupable et plus encore. Mais l’on devinera aussi le drame d’une vie gâchée par la morgue des hommes et leur mépris des femmes. Et Lïa, qui ne savait pas (comme d’autres pendant la guerre, n’ont pas su) ne pourra pas ne pas endosser, avec sa douleur, un peu du poids de la culpabilité. Le roman scrute donc le passé tragique de l’Occident. Mais surtout, au devoir de mémoire, il substitue un devoir d’éthique pour aujourd’hui. Ce n’est pas là son moindre mérite.
Elise B.
Yveline Stephan
Editions de l’Aube
166 pages, 89 FF
Premiers romans Le passé dérobé
janvier 1999 | Le Matricule des Anges n°25
| par
Thierry Guichard
Une jeune fille découvre que ses parents juifs, durant la guerre, l’ont confiée à celle qui l’a élevée. Quand l’histoire rattrape un destin.
Un livre
Le passé dérobé
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°25
, janvier 1999.