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Intemporels L’effroi à Lodz

août 1999 | Le Matricule des Anges n°27 | par Philippe Savary

En racontant la folle errance d’un soldat démobilisé, l’écrivain juif polonais Isroel Rabon annonce la fin du monde. Fantasmagorique et terrifiant.

Né en 1900 près de Radom, Isroel Rabon n’a guère laissé de traces dans les annales des Lettres polonaises ou yiddish. Sa vie fut éclairée par le soleil noir de la bohème et du génocide. Orphelin très jeune puis vagabond, il est enrôlé dans l’armée polonaise avant d’être envoyé au front contre les bolcheviks. Son retour à Lodz lui ouvre une carrière littéraire aussi fertile que pittoresque. Polémiste redouté, essayiste, poète, directeur de la revue moderniste Lettre, traducteur (Rilke, Baudelaire, Cocteau, Villon, Zweig), cet ami des peintres et des artistes commit également quelques romans, parfois sous pseudonyme. Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, il se réfugie à Vilno, occupée par l’Armée rouge, frappé dit-on « d’une profonde mélancolie », d’où il sera déporté par les nazis. Il meurt en 1942, la même année que son compatriote Bruno Schulz.
Publié en 1928 à Varsovie, La Rue est curieusement le seul ouvrage d’Isroel Rabon traduit dans notre langue (Julliard, 1992). Ce livre, terrible et apocalyptique, est un cauchemar à ciel ouvert, une languissante et fiévreuse danse macabre.
La Rue narre le retour au pays en 1920 d’un soldat démobilisé, après avoir combattu durant quatre ans les armées prussiennes et russes. Vêtu d’une capote militaire en guenilles, dont la saleté lui tient lieu de carapace, il déambule hagard à travers Lodz, ville lugubre et boueuse, balayée par les vents, parmi ce prolétariat misérable et exploité au « sombre visage osseux comme pétri dans une motte de terre ». Le corps hébété, somnolent, la mine loqueteuse, l’esprit plongé dans la torpeur, il erre comme un damné luttant contre les hallucinations, la faim et la solitude, tel un animal entouré d’œillères (« L’homme qui marche longtemps sur la chaussée finit par éprouver une sorte d’affinité avec les chevaux »). S’enivrant de paroles pour se maintenir en éveil et se réchauffer (le récit traverse l’automne), son corps s’affaisse là où ses forces s’épuisent : ruelles tortueuses avec « ces maisons de guinguois (qui) se dressaient face à face et regardaient le ciel avec une haine commune », caves rongées par la moisissure, gares désertes, hospices de mendiants où viennent choir éclopés et débiles, cirques dans lesquels des poètes suicidaires crient leur douleur au monde la nuit tombée.
Cette topographie du sordide, invariablement arpentée, s’inscrit dans un cheminement tant physique que mental. Relégués dans les marges les plus obscures, ces endroits que la dignité humaine a désertés abritent des histoires folles aux confins du réel et du rêve. Des scènes (ou des visions) se succédent dans un extraordinaire songe morbide, s’emboîtant les unes aux autres. Comme ce cordonnier hystérique, intronisé « Roi de Pologne », qui refait la guerre dans sa cave avec des gamins coiffés de « bicornes de papier », et à deux doigts de pendre le Boche, personnifié par un petit bâtard de sept ans. Comme ce Galicien, échappant à la furie d’un train imbibé d’eau-de-vive et qui finit son périple à Pékin -abusé par un escroc japonais- dans le rôle de guérisseur en tant que « juif authentique, circoncis, descendant du Saint-Esprit et de Jésus-Christ ». Comme cette grosse boulangère enfournant notre soldat-voleur transformé en petit pain parsemé de grains de cumin.
Dans une ambiance poisseuse et fiévreuse, les frontières du temps et de l’espace s’abolissent, laissant libre court à des témoignages d’épopée. Une impression de chaos gangrène chaque page. Aux pas lourds et épuisés du héros-narrateur qui battent le pavé, surgissent des souvenirs d’enfance ou de guerre. L’un est effroyable : sur le front biélorusse, le fantassin, ivre de fatigue et de froid, raconte comment d’un coup de baïonnette il éventra la panse d’un cheval de trait agonisant puis dormit dans la panse évidée, pour se réveiller pétrifié de sang et de gel, comme une croix « rouge-bordeaux » plantée dans la steppe. La démence se dispute aussi au grotesque lorsque pour gagner son pain le soldat démobilisé devient homme-sandwich dans un cirque, arpentant les rues les tigres de Bengale sur le dos en pleine grève des tisserands éructant leur misère, ou lorsque encore il commente au cinéma Vénus jusqu’à l’ivresse des films muets à un public d’ouvriers illettrés. Dans cette ville cahoteuse et souffrante, flotte le drapeau noir de la malédiction. La communauté humaine ressemble à une incroyable ménagerie ambulante, incapable d’aimer, terriblement seule : clown nain tuberculeux, femmes mi-saintes, mi-putains, Jason l’homme fort, « champion de Lettonie », mais surtout impétueux proxénète au cœur tendre, pope orthodoxe ridicule…
Frère dégénéré de Kafka (aliénation), de Ladislav Klima (démiurgie picaresque) ou de Hermann Ungar (univers sordide, délabrement mental), Isroel Rabon repousse loin les limites de la noire souffrance, de l’absurde. Grand prophète des abîmes, son monde, surgi de l’enfer de Jérôme Bosch, est sans Dieu. Caricaturé, parodié, aussi (l’extravagance du récit contraste avec l’écriture froide et maîtrisée), c’est un monde en déshérence, en perdition, en démesure dont les murs n’en finissent pas de s’écrouler. La Rue s’apparente à un train fou hurlant à toute vapeur dans les entrailles d’une époque à l’agonie. « En ces instants où mon âme se consume, explique Vogelnest le poète suicidaire au narrateur, j’entends une voix en moi qui dit : va te réfugier dans une profonde forêt et emplis ta poitrine de cris et va de par le monde criant, criant, criant à le rendre sourd. »
Sous ce ciel cruel, « chiffon sale au-dessus de la ville », l’errance du soldat démobilisé se terminera dans une mine de charbon, en compagnie de l’un de ses voisins d’infortune. Fin de ce périple ensorcelant. « Dès le lendemain nous descendîmes sous terre. Et la terre fut ensevelie, et nous fûmes ensevelis avec elle, par la neige. » Prémonitoire.

La Rue
Isroel Rabon

Traduit du yiddish
par Rachel Ertel
Julliard
246 pages, 140 FF

L’effroi à Lodz Par Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°27 , août 1999.
LMDA PDF n°27
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