Trouver sa place, donner un sens à sa vie n’est pas toujours chose facile surtout lorsqu’un parent, ici une mère omniprésente, presque trop parfaite, obstrue avenir et passé. Petit clône de l’auteur de ses jours, même voix, même silhouette, même prénom, Agueda Soler végète. Impossible pour elle de se différencier, plus encore de s’aimer, de construire sa vie. Essayant de donner le change, elle ment, s’invente des histoires, écrit des lettres qu’elle n’envoie jamais. Terrible, en effet d’avoir pour mère, une créatrice, une artiste peintre renommée, compréhensive, libérale et que tout le monde envie. Quant au père, il ressemble à sa fille, « capable de ne prendre que des indécisions ».
Agueda part « tentant désespérément d’échapper à la tyrannie de parents séparés et cultivés, qui prétendaient l’avoir élevée pour qu’elle vole de ses propres ailes. » Elle zone, vivant de traductions et écrit des « entre-rocks » amers, désabusés. Elle a trente-cinq ans, un petit ami architecte, ne sait toujours pas qui elle est, quand son encombrante et hiératique mère meurt subitement. « Dans la quantité innombrable de gestes, mouvements et lueurs qui viennent grossir la masse informe du quotidien, il en est un qui se sépare des autres, insignifiant en apparence… Survient alors la peur ou la paralysie. » Agueda titube, concentrant son attention sur la vie étonnante d’un aventurier mythomane du dix-huitième siècle qu’elle a choisi comme sujet de thèse, mais c’est dans son propre passé qu’elle replonge. Il lui faut pacifier sa mémoire, dénouer des liens, s’autoriser à être singulière, trouver les mots pour dire son amour à sa mère disparue.
Le rapport introspectif qu’entretient Agueda Soler est remarquable. Ce dire, cette mise à nue, la beauté de cette voix, de ces mots que l’on ne dit jamais aux êtres que l’on aime et qui restent en travers de l’âme lorsque ceux-ci disparaissent font la force de ce roman.
Dante, ici est cité, tout comme Cervantés, mais sans pédanterie, leurs barques glissent sur une mer des morts, un Achéron de ténèbres, sans effroi. Humains, écrivains repères, accoudés aux bars à la mode, en pleine movida madrilène, ils aident au passage entre vie et trépas, horreur et béatitude, passé et fugacité de l’instant. L’écriture est simple, vive, moderne, contrastée. Le début du roman se révèle un peu déroutant, étourdissant, puis lentement le lecteur dévale le grand huit de l’âme d’Agueda, pour enfin accéder à la lumière, au grand pardon accordé par un grand-père maternel quelque peu hitchcockien.
Carmen Martin Gaite est née en 1925, à Salamanque. La Chambre du fond publié en 1993 a reçu le Prix national de Littérature. Drôle de vie la vie est son quatrième ouvrage traduit en français. Intimiste, lucide, sincère, ce roman diffuse une petite musique de nuit complice presque libératrice de certains miasmes du quotidien.« Les souvenirs se ramifient avec une profusion inattendue, ils sont comme les sentiers d’une expédition non programmée, difficile de résister à la tentation de les explorer, mais plus difficile encore de ne pas se perdre et de revenir au flot qui les a réunis et les a vus naître »"
Drôle de vie la vie
Carmen Martin Gaite
Traduit de l’espagnol
par Claude Bleton
Flammarion
237 pages, 120 FF
Domaine étranger Brouillon de vie
janvier 2000 | Le Matricule des Anges n°29
| par
Dominique Aussenac
Petite descente aux Enfers d’une jeune femme en mal de mère : une petite musique jouée par l’Espagnole Carmen Martin Gaite.
Un livre
Brouillon de vie
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°29
, janvier 2000.