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L'Anachronique Femme de ma vie est éditeur

août 2001 | Le Matricule des Anges n°35 | par Éric Holder

Je ne suis pas oublieux au point d’ignorer que j’ai déjà consacré une chronique à ce sujet plein de zones d’opacité -du moins en ce qui me concerne- et si mes souvenirs restent intacts, il me semble l’avoir fait, mettons, à fleur d’eau, notant pour l’essentiel qu’il s’agissait de préférer le terme d’« éditeur » à celui d’« éditrice », en cela qu’il avait les couilles nécessaires au métier, et que cette activité prophétiserait des régimes secs. Je ne me trompais que sur ce dernier point. Pour posséder une cave, il suffit en effet de ne plus boire. Quand est-ce que j’écrivais cela ? Il y a deux ans ? Ahi ! Et depuis combien de temps, par la grâce de son directeur -que les cieux lui soient cléments- suis-je autorisé, dans les colonnes de ce magazine, à évoquer le figuier, le nuage, le caillou sous la semelle ? Cinq ? Ahi, Ahi ! Cette constance, à laquelle je ne suis pas habitué, j’ai tout droit d’en tirer même fierté discrète, même satisfaction sous le masque de la modestie, que les employés de bureaux pondérés qui traversent les récits de Pessoa, ou mieux, de Dezsö Kosztolányi, et dont la trace ne subsiste plus, à Budapest, qu’au marché Ecseri, sous la forme de ces chapeaux melons à bords courts qu’on ôtait au passage de l’apothicaire, ou pour saluer le professeur Szunyogh…
Deux ans, donc, à cette aune, paraissent assez patinés, à avoir égrené assez de coups de théâtre, de déplacements impromptus, de menaces de procès, de comptes périlleux, d’enthousiasmes suivis de crises d’abattement indicibles -car qui n’a pas connu le désespoir profond, tangible, qui saisit par intermittence les éditeurs n’a rien connu- pour remettre le couvert. J’ai fait, en même temps que cette jeune femme qui allait jusque-là nu-pieds dans le jardin, des gamins accrochés à l’ourlet de ses longues chemises Woodstock, l’apprentissage des matières, des marges et des typos, le calage des couves, et j’ai compris ce que c’était, que d’attendre, toutes portières ouvertes sur un parking dont le bitume fondait, dans la friche industrielle de Meaux, tandis que l’autoradio diffusait le flamenco d’Ottmar Liebert et qu’elle discutait âprement avec Sergi-le-sérigraphe des coûts de fabrication, du grammage des papiers, de la puissance insuffisante des massicots.
Le soir, il arrivait qu’elle rentrât tard, ou pas du tout. Devant la cherté des diffuseurs et des distributeurs -à moins que l’éclectisme de ses choix, comme ses tirages limités à trois ou quatre mille lui eussent valu leur refus pur et simple-, elle avait pris le parti d’écumer elle-même les libraires, les FNAC, les Mégastores. Ajoutons à cela des salons du livre, des débats auxquels étaient conviés ses auteurs qu’elle acheminait bravement dans la voiture convertie en bureau, on la voyait à Montélimar, Brest, Rennes et Marseille. Elle me racontait à ses retours, dans la nuit, les accueils étonnés et d’autres, glacés, où elle prenait son tour, à côté de la caisse, derrière d’autres « représ » -sa rage, dans les boutiques réputées pour défendre tant la littérature que les jeunes maisons, Mademoiselle, si vous croyez qu’on n’a que ça à foutre.
Je me rappelle, nous n’avions pas vingt ans, elle était étudiante, je servais dans des bars, nous habitions un studio dans une HLM. Le matin, avant même d’avaler le café, il était question de livres, et parfois, parce que nous tardions vraiment à le faire, ce putain de café, après quoi seulement il nous serait donné de fumer, nous éclations de rire, nous prenant pour les Delaunay, dont un des amis avait dit : « À peine ouvrent-ils les yeux qu’ils parlent peinture. » Nous possédions -nous possédons- nos domaines respectifs, quoique chacun y aille de son coup d’oeil, sur les indications de l’autre, à toi les romanciers contemporains -que dis-je ? Les premiers romans, et, si possible, avant qu’on en parle, non par snobisme, mais bien en parachutiste farouche, pour tomber des nues sans l’aide du moniteur de la critique (nuançons cela, cependant, puisque tu as aussi tes informateurs privilégiés). À moi quelques amis, désormais, qui suivent des chemins de traverse, ayant pris la tangente de la fiction, quelques poètes, et la littérature étrangère. Ainsi la datation de notre vie à deux, se passant de chiffres, se sera inscrite dans le temps à coups d’auteurs, et de titres : l’année pas si lointaine que tu me fis découvrir l’oeuvre déjà fournie de Haddad. Elle suivait de peu celle où je te donnai à lire le premier ouvrage traduit en français de Ludmila Oulitskaïa. Il y eut des crus exceptionnels, ce voyage, en avril, à Tanger. Sur le bateau, au départ de Sète, nous avions emporté des Faulkner, mais non, rien à faire, nous n’étions follement amoureux que d’un seul d’entre eux, ces Palmiers sauvages dans lequel nos marque-pages jouaient à saute-mouton, selon que l’un ou l’autre s’intéressât soudain à des dauphins ou aille s’en jeter un (à quoi répond, vingt ans plus tard, donc, le récit que je t’ai fait de cette rencontre avec un viticulteur du Cabardès, la cinquantaine alerte, ayant fort peu lu, mais consacrant un quart d’heure, chaque soir, avant de se coucher, à la lecture de Sartoris - dès lors, cette question sans réponse entre nous : serions-nous encore capables de découvrir Faulkner, ou bien sommes-nous trop immergés, pressés par l’urgence d’autres explorations ?).
Nous avons eu beaucoup de chance, aussi. C’est ce que je me dis en entrant dans le lit, la nuit est déjà avancée, tu joues avec des potes dans la pièce voisine. Sur le plancher, quelques journaux, des bouquins en piles attendent d’être déflorés. Certains sont arrivés au courrier du matin, envoyés par des amis écrivains, éditeurs, en service de presse -Bon sang ! comment des individus qui en reçoivent également peuvent-ils être lassés de cela, qui est chaque fois un cadeau ? Ce soir, le choix sera vite fait, c’est ta plus récente production que j’ai en mains, les vingt-cinq premiers exemplaires te sont parvenus cet après-midi, les oreillers sont à poste, et je suis loin de me douter de ce qui m’attend. C’est un recueil de nouvelles, toi qui t’étais jurée de ne jamais en éditer. J’en ai lu à mesure qu’elles te parvenaient, tu as refusé l’une d’entre elles, et tu as bien fait ; tu m’as demandé quelquefois de l’aide à propos de syntaxe ; j’étais là lorsque tu planchais sur le titre, puis sur la quatrième de couverture ; j’étais encore là quand tu t’es penchée avec admiration sur le travail de cette artiste qui a signé, depuis, la couverture ; je connais l’auteur, qui t’a donné là son deuxième ouvrage, et je n’oublie pas qu’elle m’a ouvert autrefois les portes de la rédaction d’un magazine, à Paris.
Il me faut un temps, une heure plus tard, ayant achevé le volume, pour me ressaisir, pour émerger. J’entends enfin que la partie devient enragée, à côté. Qu’on a mis de la musique. C’est un sentiment que je connais bien, il me faut pourtant traverser la chambre, aller fouiller dans les rayonnages des livres connus, cette fois, pour en vérifier la minéralité, me rendre à l’évidence : ce sont parmi les meilleurs textes que j’aie lus depuis longtemps, depuis un an peut-être, et sans doute vont-ils la dater, cette année. Je reste en eux comme ils restent en moi. Je n’en reviens pas de leur limpidité, de leur honnêteté au rasoir, le tout comme allant de soi, et, bien sûr, ça ne va jamais de soi.
Tu viens d’entrer dans la chambre. On entend les copains quitter la maison en passant par la porte de la cuisine. Alors ? tu demandes. C’est idiot, il faut se détourner pour ne pas que tu voies les larmes subitement emperlantes dans les cils. Je te réponds à grand-peine que c’est « étonnant », litote. Que je dois monter dans mon bureau, à présent.
Écrire. Pour démêler tout ça.

Femme de ma vie est éditeur Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°35 , août 2001.