Europe N°875
Une revue marque souvent de ses livraisons le temps dans lequel elle s’inscrit, auquel elle est liée jusqu’à devenir obsolète quelques mois plus tard. Mais certaines publications ou certains numéros échappent à cette dictature du temps. C’est le cas du numéro consacré à L’Ardeur du poème de la mensuelle Europe auquel se sont attelés Jean-Baptiste Para, son stakhanoviste rédacteur en chef adjoint et André Velter. Que ceux qui ne sont pas abonnés à Europe se souviennent qu’il est toujours possible d’acquérir un numéro d’une revue sans pour autant signer un pacte de fidélité sur l’année. Il serait dommage de passer à côté de cette anthologie de réflexions autour de la poésie contemporaine. Et que ceux qui écrivent sachent que ce No875 s’avère un formidable outil de travail.
C’est une quarantaine d’auteurs venus du monde entier qui a répondu à l’invitation faite par le duo (certains post-mortem). Cette ouverture géographique symbolise également une ouverture esthétique, véritable éthique de la revue. Certains ont envoyé quelques vers comme l’Indien Nissim Ezekiel, des interviews nous donnent à entendre d’autres voix comme celle de l’Américaine Denise Levertov, l’amie de William Carlos Williams décédée il y a quatre ans et demi. Quelques interventions reprennent les textes de discours prononcés lors de remises de prix (c’est le cas du Tchouvache Aïgui). Toujours, et c’est peut-être là que réside l’unité du numéro, on entend à la fois dans ces textes, une pensée subjective et une sensibilité, l’une et l’autre engagées à tenter d’approcher (comme un photographe animalier) ce que serait la poésie. Le texte de la Danoise Inger Christensen est à ce titre exemplaire. L’écrivain (née en 1935) part d’une citation du Chinois Lu Ji (261-303 après J.-C.) : « Dans un mètre de soie on trouve l’espace infini. » Tirant le fil, mot à mot de ce que ce vers lui inspire, Inger Christensen dans son approche de critique subjective, compose un texte qui pourrait servir de réponse à la question : « qu’est-ce que la poésie ? » Toutes les interventions ne sont pas égales, mais certaines en imposent : celles d’Andrea Zanzotto, l’un des plus merveilleux poètes italiens, celle, à caractère historique, de Claude Esteban où se fait voir la traversée par un homme d’une époque et d’une quête. Celle de l’Iranienne Grânâz Moussavi est saisissante : « Chaque jour, j’emballe mon corps et mes pensées dans un tissu noir et les emporte dans les rues. » La poétesse, née en 1973, fait naître la poésie « dans l’espace triangulaire formé par le poète, la société et le monde. » Ce volume d’Europe donne la parole aux poètes et la place dans le monde. La société serait bien inspirée de le lire.
Europe No875
332 pages, 18,30 €
(64, bd Auguste-Blanqui 75013 Paris)