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Domaine étranger En chair et en âme

mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43 | par Thierry Cecille

Longtemps censurée en URSS, la biographie de Dostoïevski par Leonid Grossman a ce mérite : approcher le mystère d’un homme créateur plus fascinant que ses créatures.

On put éprouver, ces dernières années, quelque défiance envers la validité de la démarche biographique : nouvel avatar de la méthode de Sainte-Beuve, la biographie « à l’américaine » put, parfois, étouffer notre curiosité et notre conscience critique, sous l’amas de détails anodins ou artificiellement gonflés -quand il ne s’agissait pas de ragots de jaloux ou de la vengeance d’une épouse délaissée ! Certaines réussites, pourtant, réveillaient notre appétit : Dostoïevski, les années miraculeuses, de Joseph Frank (1998, Solin/Actes Sud) ou, dans la même collection, le fascinant Rilke de Ralph Freedman. Ce Dostoïevski de Leonid Grossman, touffu mais sans excès, aurait pu présenter l’inconvénient supplémentaire de nous venir, après quarante ans de retard (il parut en 1962), de l’URSS, libérée de Staline certes, mais encore corsetée dans l’uniforme du matérialisme dialectique, à la sauce Lukacs relevée peut-être de quelques épices formalistes. Nos craintes étaient sans fondement : on ne peut que saluer la publication de cette œuvre que l’on dévore sans ennui ni agacement -pressé, une fois la lecture achevée, d’aller retrouver Dostoïevski lui-même, pour le relire autrement, les yeux dessillés, l’esprit ragaillardi.
Leonid Grossman1 (à ne pas confondre avec son homonyme Vassili Grossman, auteur du superbe Vie et destin, Guerre et Paix de notre siècle) nous permet en effet de comprendre, tout d’abord, les racines de cet arbre puissant : la poésie populaire ou mystique russe, Pouchkine bien sûr, Gogol et Nekrassov, mais aussi Schiller et Balzac et, de manière plus dissimulée mais peut-être, pour le romancier, plus séminale encore, le roman gothique, le Melmoth de Mathurin, Eugène Sue et même George Sand. La trajectoire de l’écrivain part en effet d’un fantastique social -semblable, par exemple, à celui de La Peau de chagrin- pour, par un processus de germination idéologique et de complexité formelle croissante, parvenir à un réalisme visionnaire, un « réalisme dans le sens supérieur », offrant un double de la réalité, pourvu de ses propres lois -étranges et cependant irréfutables.
C’est que l’individu Dostoïevski, inséparable du créateur -de là, en l’occurrence, la valeur de la démarche biographique- ne cesse de mettre en jeu son humanité, en sa chair et son âme, au fil d’une existence aux multiples épreuves toujours surmontées, en une initiation douloureuse mais nécessaire -et qui peut expliquer, dans une certaine mesure, comment le jeune conspirateur, ardent et libéral, deviendra un conservateur admiré par la haute noblesse, défenseur du messianisme russe, qui ira jusqu’à prôner le retour à une forme de théocratie. Grossman, alternant des récits synthétiques et de véritables scènes, nous en présente les épisodes les plus marquants : l’assassinat, par ses propres serfs, du père, ivrogne farouche, les soirées fiévreuses de discussion autour de Petrachevski, bien sûr le simulacre d’exécution capitale qu’il doit subir avant d’être condamné au bagne, mais aussi la crise d’épilepsie qui succède à la cérémonie de son premier mariage, ses tourments auprès des tables de jeu de Baden-Baden, son extase douloureuse face au Christ mort d’Holbein à Bâle -jusqu’à la scène finale : mourant, il demande qu’on lui lise la parabole de l’Enfant prodigue, dans cet Évangile que lui ont offert les femmes des décembristes, autrefois, sur la route du bagne.
On approche ainsi le mystère de cet homme, créateur plus fascinant que ses créatures du fait de cette puissance même qu’il manifeste -mais on atteint aussi la limite du travail de Grossman : il semble se détourner, ne pas oser affronter l’obscurité centrale, le noyau de nuit de Dostoïevski. S’il cite la lettre de Strakhov qui compare Dostoïevski à Rousseau et voit en lui « un homme méchant, envieux, débauché, (qui) eut toute sa vie des émotions qui le rendaient pitoyable et l’auraient rendu ridicule s’il n’avait été en outre si méchant et si intelligent », s’il pointe l’obsession dont témoigne la reprise si insistante dans ses œuvres du motif de l’enfant violée, par exemple dans la terrible Confession de Stavroguine, il ne s’attarde pas -pudeur ? respect ? peur de la censure ?- et se contente de laisser répondre la seconde femme de Dostoïevski, Anna Grigorievna, qui écrira ses Mémoires -apologétiques bien sûr. On devra, à ce propos, recourir à Freud (Dostoïevski et le parricide) ou au Dostoïevski de Gide (Essais critiques, Pléiade).
Mais Grossman ne s’en tient pas là : il nous offre des commentaires critiques d’une réelle richesse et acuité sur l’œuvre elle-même. Il précise aussi bien la valeur exploratoire des premiers ouvrages, qu’on lit peu (Les Pauvres Gens, La Logeuse, Le Sous-sol), que l’originalité de la dernière « nouvelle tragique » (La Douce), il facilite notre lecture du confus et secret Adolescent -et surtout il éclaire brillamment les quatre grands romans qu’il présente sous ces formules synthétiques et justes : un roman-confession (Crime et châtiment), un roman-poème (L’Idiot), un roman-pamphlet (Les Démons), un roman-synthèse (Les Frères Karamazov). Il fait enfin l’hypothèse troublante qu’au terme de son trajet spirituel Dostoïevski délègue en quelque sorte à Ivan Karamazov ses projets les plus secrets : « de tous les héros de Dostoïevski, seul Ivan Karamazov eût pu écrire ses romans » et « nous disposons de trois de ses œuvres remarquables ; appelons-les conventionnellement : »Le Candide russe« , »Le livre sur le Christ« , »Dialogue avec le diable« . Dans le roman leur correspondent les chapitres : »La révolte« , »Le Grand Inquisiteur« , »Le diable. Cauchemar d’Ivan Fédorovitch«  ».
Nous achevons notre lecture sur la vision -et le douloureux regret- de ce qu’aurait été le second tome des Frères Karamazov : Aliocha, vingt ans plus tard, poursuivant sa quête de la vérité, serait devenu révolutionnaire, aurait commis un crime politique et aurait été exécuté. Nous ne le lirons jamais…

Dostoïevski
Leonid Grossman
Traduit du russe
par Michèle Kahn
Parangon
518 pages, 23

1 Auteur de romans historiques, il publia dans les années 20 Confessions d’un juif (Phébus, 2001) ou Les Mémoires de D’Archiac (L’Esprit des péninsules, 1999 -cf. Lmda N°28)

En chair et en âme Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°43 , mars 2003.
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