Le livre a failli démarrer. Cela se passe à la page 59, cela ne dure pas longtemps, c’est juste une phrase longue d’une page, sans ponctuations. Un frisson se propage, une émotion se lève, on se dit qu’on y est, le livre va peut-être décoller. Ce n’est pas seulement l’absence de ponctuations soudaine, même si celle-ci y est pour quelque chose, permettant à ce moment ce côté nuageux de la phrase, léger brouillage, délié des connexions, perte de contrôle qui pourrait annoncer d’autres carambolages, comme si le texte allait l’emporter sur le narrateur, l’entraîner vers des contrées moins certaines, céder la place aux mots, leur folie… Traversée du miroir ? C’est cette absence de ponctuation (à noter tout de même deux virgules sur la trentaine de lignes), mais c’est aussi le retour de la conjonction de coordination « et » qui relance la phrase à plusieurs reprises vers une sorte de sincérité, pousse la confession dans des plis plus intimes et l’entraîne en cascade, un peu comme dans un départ de sanglots. La voix prend des accents plus simplement enfantins, moins crâneuse. Une explosion libératoire aurait eu lieu en douceur.
L’auteur a failli se prendre les pieds dans sa phrase, là, du moins dans le début, l’accélération dans le début de cette phrase, dans son départ, disons sur les cinq dernières lignes. Mais le vol plané n’a pas eu lieu.
On lit un livre plein de promesses, au ton juste un peu forcé parfois, gentiment arrogant. Dans une intéressante schizophrénie grammaticale à la Alain Delon, le « je » du narrateur de Dans la limite des corps disponibles y alterne avec son double en troisième personne, Andréa, l’enfant qu’il a été, qu’il aime et qu’il hait. Cela fait une jolie cruauté, un certain cynisme et de belles torsions syntaxiques qui laissent affleurer la tendresse. Par exemple, première page, troisième phrase : « Andréa, l’innocence fardée, je lèche sa grimace de parasite, Andréa est une anamorphose et nous formons un couple de siamois immonde. » L’automutilation post-adolescente donne aux enfants gâtés des airs néo-punks plutôt photogéniques. Mais jouer à touche-pipi dans les toilettes de l’école ne vous transforme pas à tout coup en damné irrémédiable… Ne soyons pas injustes, ce livre a des accents vrais, une rage contenue, une envie d’en découdre plutôt alléchante.
Ce qui fait que lorsque à la page 59 cela commence à s’échauffer, on est vraiment prêt à entrer dans la bagarre avec Grégoire Louis. On ne va pas citer la phrase en question, on n’a pas la place et ce ne serait pas bien. Disons qu’il y est question de ce que fait le « je » du corps d’Andréa, de son corps d’enfant. Cela raconte comment il le prend par la main et lui fait faire l’amour « dans la limite de son corps disponible ». C’est désenchanté et en même temps on sent la phrase qui se gonfle lentement, les corps évoqués pour un peu commenceraient de s’incarner. On arrêterait de rouler les mécaniques, on ferait l’amour, le sexe, pour de bon. Mais non, l’enfant gonfle « comme une baudruche ». On tourne la page et patatras. Mais soyons justes encore une fois : le cynisme revendiqué va bien avec ce mode de la déception. On pourrait même aimer ce livre pour cela, avec juste une pointe d’agacement.
Dans la limite des
corps disponibles
Grégoire Louis
Verticales
92 pages, 14,50 €
Domaine français Limite d’un corps
septembre 2003 | Le Matricule des Anges n°46
| par
Xavier Person
La littérature se fait avec des phrases en général, d’où l’intérêt d’en regarder au moins une dans le détail. Arrêt ici sur un faux départ.
Un livre
Limite d’un corps
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°46
, septembre 2003.