Publié à titre posthume, le dernier livre de William Gaddis, dans sa rage, son exubérance et son pessimisme sonne comme un avertissement qui nous parviendrait trop tard. Un homme, mourant mais plein d’une colérique énergie, tente de rassembler les notes éparses d’un essai qui l’a habité toute sa vie. Cloué dans son lit où il saigne, il veut montrer que le monde actuel, plus que jamais, répond à l’attente de Platon qui souhaitait que soit éliminé l’artiste de toute société. Le divertissement (« cette quête du plaisir abrutie et trouble ») associé à la science et à la technologie provoque la fin de l’art, de la culture. Les esprits médiocres exigent la mort de l’élite. À l’origine des moyens donnés à cette éradication de l’artiste (et plus tard de l’humain, cloné), il y aurait… le piano mécanique.
D’abord parce que le piano mécanique, avec son système de rouleau perforé est l’ancêtre des systèmes binaires qui ont donné naissance à l’ordinateur. Ensuite, parce qu’il permet de jouer Mozart sans artiste. Le piano mécanique exclut le pianiste au profit du divertissement de chacun (tout le monde peut jouer Mozart) : « on pourrait dire que l’art est devenu alors bien public pour les personnes à peine instruites Mona Lisa et La Cène sont devenues de l’art de calendrier à suspendre au-dessus de l’évier de la cuisine ». La thèse est séduisante. Elle est surtout servie par une langue hachurée et pressée, une logorrhée folle qui puise ses références dans toute l’histoire de la musique, la philosophie et la littérature. L’homme malade semble constitué de toutes ses lectures qu’il tente de réunir en un seul corps, un livre, un écrit, le sens de sa vie. C’est une encyclopédie qui se déverse, en une hémorragie exaspérée.
Le roman se déroule en un immense monologue. Mais la voix du personnage, extravagant, peu à peu semble devenir celle de l’auteur lui-même, perdant sa part fictionnelle au fur et à mesure que la mort gagne. Cela est d’autant plus troublant que le mourant n’est plus un personnage mais un écrivain encore vivant qui utilise ses dernières forces pour disparaître dans son œuvre. Comme un corps qui se constituerait dans l’antichambre de la mort.
En postface, le fils de William Gaddis explique l’origine de cet ultime livre. Le projet, à la source, laisse percevoir une architecture plus volumineuse, telle celle de Les Reconnaissances (Gallimard, 1973), de J.R. (Plon, 1993), Gothique charpentier (Bourgois, 1988) ou de Le Dernier Acte (Plon, 1997). La mort en a modifié les plans. Ce sont des dernières paroles dès lors qui s’écrivent et elles sont violentes. Puisant à l’encre noire d’un Thomas Bernhard, à la technique d’un Joyce, au caractère d’un Flaubert, le narrateur s’emporte : contre le monde littéraire, contre la bêtise et contre cet effacement de la figure humaine dont il devient, involontairement, le symbole.
Il évoque Pynchon (dont il n’a jamais été aussi proche) sauvé in extremis de l’affront d’obtenir le prix Pulitzer. Il cite Flaubert : « La presse est une école d’abrutissement parce qu’elle dispense de penser » auquel il reprend le désir de « vivre assez longtemps pour déverser encore quelques seaux de merde sur la tête de ses concitoyens ». Il cherche ses mots, cherche ses notes, le temps presse, la médecine le vide de son être, il en appelle à Nietzsche, à Melville, condamné à écrire pour le public, il entre vindicatif dans la cohorte des artistes et penseurs morts, suicidés, internés. Et se tait. Définitivement. Dans l’inachèvement de cet ultime écart de conduite.
Agonie d’agapÈ
William Gaddis
Traduit de l’américain
par Claro
Plon, « Feux croisés »
132 pages, 15 €
Domaine étranger Ultime réquisitoire
novembre 2003 | Le Matricule des Anges n°48
| par
Thierry Guichard
Mort en 1998, l’Américain William Gaddis a laissé un testament en forme d’accusation. Le projet d’un roman devenu confession ?.
Un livre
Ultime réquisitoire
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°48
, novembre 2003.