La phrase se trouve à la page 275 du livre, plutôt vers la fin de ce très beau, très sentimental livre de nouvelles de Dominique Fabre, Pour une femme de son âge. Comme les autres phrases du livre, la phrase est simple, écrite au plus plat de la prose, mais avec dans sa tournure une voix, celle de l’auteur-narrateur lors de son adolescence à Asnières. La phrase qu’on a soulignée à la page 275 pourrait venir d’un roman de Jacques Serena ou d’un bon polar, c’est un minuscule miracle de phrase, sans prétention, une phrase, dirions-nous, qui colle au narrateur comme un vieux blouson beaucoup porté mais qui vous fait une silhouette, une phrase de rien qui fait quelque chose. Une phrase comme les vies à Asnières ou à Gennevilliers parfois, sans beaucoup d’avenir a priori, une phrase comme les vies là-bas, une phrase qui aurait bien voulu dire autre chose mais qui, lucide, trouve l’accent de la dérision pour retomber sur les pieds d’une certaine élégance, manière de ne pas s’en raconter, avec pour seul horizon une certaine ironie sur soi-même, avec une vraie beauté dans son mouvement pour s’en sortir sans sortir, pour déboucher sur rien ou en tout cas pas grand-chose.
Citons la phrase, elle est couleur blues et puis après la virgule tourne sur elle comme on se tourne sur soi ou comme on pousse la porte d’un bar pour y chercher un peu de chaleur : « On doit marcher longtemps avant de trouver quelque chose devant quoi s’arrêter, si on ne va pas dans les bars. » Littéralement, ce « quelque chose devant quoi s’arrêter » dit bien le vague du paysage banlieusard, le flou de son identité tout autant que l’indétermination de ses habitants (quelques lignes plus loin, évoquant les nouvelles constructions Kaufman & Broad qui viennent boucher les trous du paysage, Asnières devient « une frontière floue qui bouge un peu presque chaque année, une frontière floue comme un regard sur personne en particulier »). Littéralement, on est là dans le flou d’une phrase qui n’accroche à rien. Le regard se noie dans le « quelque chose » impossible où l’on pourrait s’avancer sans fin s’il n’y avait pas la virgule, après quoi pousser la porte du bar, n’ayant rien vu, ayant vu qu’il n’y avait rien à voir, rien devant quoi s’arrêter sinon un des ces bars sans nom dont la simple hypothèse précipite la proposition, dans cette torsion qui fait vraiment un événement dans la phrase, autre chose, disons, que le « quelque chose » devant quoi on attendait de s’arrêter, un quelque chose qui tient avant tout dans le mouvement syntaxique, dans le sursaut de son émotion.
Mais si dans un livre on ralentit sa lecture sur une phrase, c’est souvent que celle-ci fait écho à une autre, plus ou moins implicite. Ici, si l’on y regarde d’un peu près, difficile de ne pas penser à une des toutes premières phrases du livre, une phrase importante qui elle aussi parlait de ce qui ne se laisse pas voir, mais plus essentiellement. Évoquant le père absent, car détenu en prison, d’un de ses camarades, le narrateur y évoque l’absence de son propre père : « Le mien je ne l’avais jamais vu, et je ne pouvais pas savoir à quoi je ressemblerais, plus tard. » De sorte qu’ici, on pourrait dire que ne ressembler à rien, pour un paysage ou pour soi-même, fait tout de même quelque chose dans la phrase, ce qui est beaucoup mieux que rien.
Pour une femme
de son âge
Dominique Fabre
Fayard
289 pages, 15 €
Domaine français Quelque chose
mars 2004 | Le Matricule des Anges n°51
| par
Xavier Person
On s’avance parfois dans une phrase sans voir grand-chose et pourtant quelque chose s’y passe. La preuve avec Pour une femme de son âge de Dominique Fabre.
Un livre
Quelque chose
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°51
, mars 2004.