Vous lisez le titre d’un livre, vous ne lisez pour ainsi dire rien, vous lisez que vous ne lisez pas, en tout cas rien que vous puissiez vous représenter, rien que vous puissiez voir. Le titre du premier roman de Gabriel Bergounioux n’est pas a priori un très beau titre, loin de là, mais c’est un titre énigmatique, qui retient l’attention plus par ce qu’il cache que par ce qu’il montre. Vous y lisez ceci qui ne vous dit rien de plus que ce que vous lisez, à savoir une phrase qui débouche sur rien : Il y a un.
Il y a quoi ? L’article sur quoi bute le démonstratif ne marque rien que l’absence de ce qu’on était en droit d’attendre à sa suite. Vous lisez qu’il manque quelque chose. Marquant normalement qu’un substantif n’a pas été identifié, l’article indéfini se heurte ici au vide qui lui succède, dans la disparition ou l’inexistence du substantif attendu. Il y a un quoi ? L’affirmation n’affirme rien qu’elle-même. Le lecteur à un moment ne voit pas ce qu’il pensait voir. L’indéfini se montre suspendu dans son intransitivité, en équilibre instable. Il pose son « indéfinition » comme une fin en soi, impose d’emblée l’inachèvement comme une réalité, laisse la béance en l’état. Une coupe a eu lieu, dont on ne cache pas les effets. La castration de la phrase est à vif. Un nom manque, c’est un blanc dans la conversation, un trou soudain, une interrogation ou un refus dans l’ordre de la nomination. Il y a quoi à la place de ce qu’on ne nomme pas ? Il y a quoi à la place de rien ?
Ce titre fonctionne, il est un vrai titre, dans toute sa maladresse, car il fait écho au livre avec justesse, dans son étrangeté, dans sa maladresse même, finalement très relative. Très étrange en effet, ce roman est pris tout entier dans l’indéfini sur quoi son titre achoppe. On nous y raconte une guerre, un état de guerre, sans qu’on sache de quelle guerre il s’agit, quelle époque, quel pays, sans qu’on sache même toujours très bien qui raconte, entre un narrateur personnage qui ne fera vraiment son apparition qu’à la toute fin du livre et un autre sans doute, deviné plus abstrait, instance indéterminée optant pour une description hyper précise et finalement très vague. Décrites avec minutie, la mécanique guerrière, la logorrhée belliqueuse et la manipulation des consciences se trouvent en effet saisies dans une sorte d’éloignement, sans qu’on sache jamais exactement ce qu’on lit, comme si la mise au point sur l’objet du roman ne se faisait jamais complètement. Comme si celui-ci n’apparaissait jamais tout à fait, tel le narrateur montré dans un flou, et dont on comprend progressivement qu’il est aveugle.
Il y a quoi se demande celui qui ne voit pas. Quelle est cette guerre qui nous est occultée se demande-t-on à la lecture de ce livre ? Quel est le sujet ? Il y en a un ? L’identité du substantif est à chercher dans son éclipse. Les pères, nous dit le roman, ont disparu à la guerre. Du père du personnage aveugle, on ne connaît même pas le nom. L’absence d’un nom efface ? Quel est cet homme aveugle qui à la fin entreprend de nous raconter cette guerre invisible ? Quelle est cette guerre ? Scène primitive ? Un et un font deux. Il y a deux. Illiade ? Le communiqué de presse de l’éditeur ose le jeu de mot, et du coup on comprend mieux de quel traumatisme originel relève la cécité d’Homère…
Il y a un
Gabriel Bergounioux
Champ Vallon
247 pages, 18 €
Domaine français Un et un font deux
juin 2004 | Le Matricule des Anges n°54
| par
Xavier Person
Le titre du premier roman de Gabriel Bergounioux ne nomme pas son sujet, non plus que le roman lui-même, indéfini. Un détail aveuglant.
Un livre
Un et un font deux
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°54
, juin 2004.