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Domaine étranger Marcher sur des os

juillet 2004 | Le Matricule des Anges n°55 | par Christophe Dabitch

Sur les traces de Wojciech Tochman, l’après-guerre en Bosnie-Herzégovine ressemble à un puzzle où l’on reconstitue des squelettes avec des os épars et des récits avec des fragments d’histoires.

Mordre dans la pierre

Elle a un visage anguleux et des cheveux blancs, elle se prénomme étrangement Eve, elle est polonaise et depuis 1996, elle travaille en Bosnie-Herzégovine. Sa spécialité est de reconstituer puis d’identifier les squelettes. Elle dit que les os lui parlent. « Le docteur Eve a déjà déterré deux mille corps en Bosnie. Elle les a retirés d’un puits, sortis d’une grotte, extraits d’un tas d’ordure ou d’un amas d’os de porc ». Un peu plus loin, Wojciech Tochman écrit : « Finalement, elle réussit à trouver les deux os des pieds qui vont ensemble, puis les deux tibias, les deux péronés, les deux rotules, les deux fémurs, jusqu’à l’os du bassin. Puis les vertèbres : lombaires, dorsales, cervicales. Ensuite le crâne lorsqu’il est en morceaux, elle les recolle. Et enfin, les os du bras, les radius et les cubitus, les os de la main, les phalanges. Fin du puzzle. Le corps est complet ».
Le docteur Eve existe bel et bien et elle poursuit son incroyable travail d’exhumation du passé. Elle remonte ainsi du fragment à l’identité, du dernier résidu à la personne et donc à une histoire. Wojciech Tochman est lui journaliste en Pologne, auteur de reportages et de voyages humanitaires en ex-Yougoslavie. Il a rencontré le docteur Eve après le fracas des armes et surtout après le fracas médiatique, comme après le ressac, lorsque les reporters sont partis vers d’autres guerres. Et il a, pour écrire, de nouveau voyagé pendant deux ans dans ce pays toujours divisé, d’un côté et de l’autre des lignes de frontières, chez les Serbes et chez les Bosniaques, à la poursuite de fragments d’histoires intimes, de morceaux de l’histoire de la guerre, de bouts de pays qui ont changé de main…
Le récit s’apparente ainsi à ces bouts d’os qui parfois deviennent des corps complets et parfois restent non identifiés, dans l’attente d’une interprétation, comme en suspens. Le livre se compose de courts chapitres thématiques (par exemple, dans l’ordre d’un chapitre : Les chromosomes ; La route ; Les pruniers ; La corde ; La maison familiale) qui retracent des existences et des faits, au gré semble-t-il des rencontres et des découvertes. Il ne s’agit évidemment pas ici de fiction au sens classique du terme malgré tout, quand l’arbitraire et l’absurde prennent le pouvoir, n’est-ce pas une forme de fiction pour celui qui les subit ? mais d’un écrit que l’on pourra classer dans le genre du reportage littéraire, une écriture tout en concision, pudeur et suggestion mais précise, encore une fois, comme les reconstitutions du docteur Eve qui tente de rendre compte d’une situation historique. « Les enfants s’amusaient devant les maisons, leurs mères les appelaient pour leur donner un bain et les mettre au lit. Puis elles s’attardaient un moment sur le seuil pour bavarder avec leurs voisines. Elles savaient déjà ce qu’elles allaient faire le lendemain : de la lessive, du raccommodage, désherber et arroser leurs jardins. Jasna aussi a vécu de cette façon durant un mois, jusqu’au jour où les gens de Presjeka ont entendu un gros fracas. Un grondement plutôt : monotone, sourd, étouffé, mais parfaitement distinct. Il venait de Nevesinje, se répandant sur une douzaine de kilomètres. La vallée (ou plus exactement le plateau) est une large étendue fermée des deux côtés par les imposants massifs montagneux de Velez et de Crvanj. Un espace tout plat avec juste un peu d’herbe et des cailloux. C’est pourquoi le son portait si bien, malgré la distance ». Voilà la guerre qui s’approche de Jasna, une des femmes que l’auteur a rencontrée, telle qu’elle s’en souvient et telle que l’imagine celui qui l’écoute. Une autre, Mère Meïra, attend de reconnaître le squelette de son fils pour pouvoir l’enterrer. « Elle se penche, replace correctement la jambe du pantalon. Puis elle se redresse et contemple le résultat. C’est Edwin, dit-elle, comme si elle nous présentait quelqu’un ». Mubina, elle, retrouve sa maison dorénavant habitée par une famille de l’autre camp : « Elle regarde ce qui est resté des meubles de ses parents. Pas grand-chose en fait, juste un élément de la bibliothèque ».
Par petites touches, avec une distance et une émotion contenue qui disent l’humanité de ce regard-là, Wojciech Tochman reconstitue à sa façon une partie du puzzle qui n’est pas toute la réalité mais il éclaire les béances de l’après-guerre. En Bosnie, elles ressemblent à des crevasses sans fond dans un paysage printanier. À une femme « visitée » en pleine nuit par le fantôme de son mari, son fils vient dire qu’elle a encore grincé des dents dans son sommeil, « comme si tu mordais dans la pierre ». Le lendemain matin, elle dit : « Je bois mon café, j’ouvre la fenêtre, je regarde. Le monde existe ».

Mordre dans
la pierre

Wojciech
Tochman
Traduit du polonais par Margot Carlier
Noir sur blanc
142 pages, 18

Marcher sur des os Par Christophe Dabitch
Le Matricule des Anges n°55 , juillet 2004.
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