Les flux et reflux de l’Histoire ballottent les minuscules esquifs humains : l’étudiant qui croit partir quelques jours passer des examens se voit, à peine le dos tourné, privé de son sol natal, apatride repoussé de pays en pays, le paysan qui revient enfin chez lui, espérant cultiver cet infime espace libre qu’on lui accorde, verra arracher ses oliviers, à nouveau dépossédé, impuissant. L’espoir des Palestiniens, revivifié après les accords d’Oslo et le processus qu’ils engageaient, est à nouveau, depuis les terribles derniers mois, mis à mal et le désespoir se fait meurtrier, la violence et la mort pour seules figures tutélaires. Mourid Barghouti doit considérer le drame présent avec douleur, mais sans étonnement : son retour à Ramallah, raconté ici, fut émotion mais aussi clairvoyance jamais aucune illusion lyrique, ou patriotique, ne l’illusionna sur les chances de l’avenir. Edward W. Saïd (autre témoin essentiel, penseur exilé et penseur de l’exil, malheureusement disparu aujourd’hui voir Lmda N°39) le note dans sa belle préface : « malgré la joie et les moments d’exubérance, ce récit d’un retour revit, en son cœur, l’exil plutôt que le retour au sol natal. Ce qui lui donne et sa dimension tragique, et cette fragilité envoûtante. » Bien sûr ce livre figure à juste titre dans une collection qui le présente comme un « document », nous y trouvons une évocation précise des conditions de vie, du quotidien bouleversé des territoires palestiniens, dès les magnifiques premières pages qui nous relatent, de façon circonstanciée, les formalités nombreuses et pénibles nécessaires au passage du pont sur le Jourdain (« Derrière moi le monde, devant moi mon monde ») mais Barghouti nous offre bien plus encore : une autobiographie poétique d’une force vibrante, comparable, par exemple, aux plus belles pages d’un Nazim Hikmet. Les métaphores n’ont rien ici de superflu ou d’artificiel, elles viennent, semble-t-il, sous la plume comme le souffle aux lèvres, elles sont nécessité vitale et éclairent le texte, même lorsqu’il s’agit de dire la dépossession, l’abandon ou le deuil. Elles sont une arme pour accéder à cette vérité sur l’ensemble de son existence, vérité relative, fluctuante, que le narrateur tente de conquérir ou au moins d’approcher, à l’occasion de ce retour : alternativement, mais en une construction sans pesanteur, il associe à cette sorte de journal de la redécouverte des lieux et des personnes (mais nombreux sont les défunts…) des scènes de ses années d’exil, entre l’Egypte et la France, la Hongrie et la Syrie.
« Depuis 1967, tout ce qu’on fait est provisoire et en attendant d’y voir plus clair. Et on n’y voit pas plus clair trente après (!), même ce que suis en train de faire n’est pas très clair pour moi. Je m’y sens poussé sans juger cet élan. Serait-ce un élan si on le jugeait ? » Ce paradoxe sera maintenu tout au long de ces pages : s’il faut laisser l’émotion affleurer, elle ne doit jamais l’emporter. En réalité, « le temps nous fait chanceler de réalisme » : l’expérience, qui s’est faite chair, force le poète à la plus grande justesse, de regard et d’écriture. C’est cette justesse qui lui permet, à la fois, de ressusciter les scènes villageoises d’avant la Nakba, le majestueux figuier nourricier de l’enfance, ou la pénible condition des femmes d’alors dont sa mère, figure inoubliable, à laquelle il adresse ici un superbe poème et l’analyse, méticuleuse et critique souvent, du présent alors concédé aux Palestiniens tentant de construire leur État. S’il consacre quelques paragraphes à Israël qui, « s’appuyant sur le ciel, a occupé la terre », et se livre à des renversements jésuitiques qui devraient l’innocenter (« Voici les Israéliens qui occupent nos maisons comme des victimes ! Et nous présentent comme des tueurs ! Israël éblouit le monde de sa générosité avec nous (…). Leurs avions militaires « pardonnent » les cimetières de nos martyrs à Beyrouth. Leurs soldats pardonnent l’aptitude des os de nos adolescents à se briser lorsque l’un d’entre eux les frappe d’une grosse pierre ! »), tout en continuant à construire des colonies (« ce ne sont pas des forteresses de Lego ou Meccano pour amuser les enfants. C’est Israël même. (…) Les colonies sont leur livre »), il s’inquiète également des dérives du pouvoir palestinien (de l’esquisse de pouvoir plutôt), citant un proverbe marocain : « Dieu nous préserve de celui qui a été privé de quelque chose, le jour où il y goûte » ou retrouvant, sous l’humble défroque du factotum de quelque administration, « un des lions de l’Intifada ».
« La situation est tragique, mais la tragédie est toujours mêlée de comédie parce qu’elle est sans majesté » le poète, lui, sait que dans cette absence même de majesté réside l’humanité, qu’il approche avec ténacité et modestie tout comme l’exilé qu’il était entretenait, où qu’il se trouvât, avec un soin maniaque, affectueux et quotidien, les plantes vertes qu’il savait pourtant devoir abandonner, un jour ou l’autre, quand viendrait le signe d’un nouveau départ.
J’ai vu Ramallah
Mourid Barghouti
Traduit de l’arabe (Palestine)
par M. Billacois et Z. Zaza
Éditions de l’Aube
265 pages, 20 €
Domaine étranger Nostalgie de l’avenir
En 1996, après plus de trente ans d’exil, Mourid Barghouti, poète palestinien, membre influent de l’O.L.P, revient sur la terre de son enfance mais à celui qui fut privé de son passé on confisque désormais tout avenir.