David s’évade est le récit à la première personne d’une succession de disparitions dans la vie d’un enfant de 11 ans qui finit par vouloir disparaître à son tour. Des disparitions en cascade qui produisent un effet de vitesse entraînant d’emblée le texte dans un rythme effréné, à couper le souffle. L’organisation du roman en trente-huit chapitres très denses, relatant chacun un événement majeur dans la vie de David, souligne la rapidité du mouvement tout en y ajoutant un effet saccadé. Les suspenses sont intenses et le lecteur est entraîné dans une étrange danse des mots, soulignant le maelström qui sévit dans la vie de David depuis la mort de son père : la pulvérisation de ses repères en un rien de temps. Voilà qu’en quelques jours, l’enfant est abandonné par sa belle-mère, séparé de son frère aîné, rejeté par le reste de sa famille, placé dans un orphelinat austère, dépossédé des objets qui le rattachent au souvenir de ses parents… et la liste se poursuit. Cette dépossession totale finit par épuiser le verbe. Les choses nommées ne correspondent plus à rien ni à personne. Les mots n’ont plus de sens puisque tout est sens dessus dessous. La parole est trahie, véhicule le mensonge, la peur. C’est là le principal motif du roman : que disent donc les mots ? Que signifie donner sa parole ? Qu’est-ce que transmettre lorsque le mot est vidé de son sens ? se demande David.
Se retrouvant seul dans un monde qu’il ne comprend plus, David n’a d’autre alternative que d’apprendre à se reconstruire dans un autre verbe, dans une autre langue que celle des adultes qui l’entourent et avec qui le dialogue est devenu impossible. Avec ses « potes » orphelins, il détourne les mots, procède à des paronymies jusqu’à créer leur propre langage. Logiquement, les seuls adultes avec lesquels David se sent en confiance (un vieillard, Solly, rencontré au cours d’une fugue et son professeur de dessin) ont des rapports particuliers à la langue. L’un agrémente ses propos des mots d’une langue ancestrale sur le déclin (le yiddish) et l’autre s’exprime par troncatures de mots et de phrases. Leurs discours semblent parfois incohérents et montrent de manière flagrante l’impuissance de la langue pour dire les choses les plus simples. Une impuissance si profonde qu’elle renforce paradoxalement la puissance d’écriture du roman. Les mots et les phrases inachevés prononcés par M. Hillinger sont suivis de points de suspension et sont comme en attente d’un lien auquel ils pourraient se rattacher. L’expression verbale aboutissant à un épuisement paroxystique à ce moment donné du texte, un autre mode d’expression prend le relais, assurant ainsi un virement de situation salutaire. Gail Carson Levine introduit une dimension artistique dans la vie de son héros, lui conférant un « don » pour le dessin et faisant de lui le témoin privilégié des « rent parties » où l’emmène Solly, en plein Harlem. La musique jazz lui permet de ressentir des émotions jusque-là inconnues et, plus largement, permet une ouverture sur le monde de la minorité noire new-yorkaise. Ces « évasions » répétées à l’extérieur de l’orphelinat constituent des apartés dans le texte, ralentissant et régulant son rythme, imposant une distance qui dédramatise le propos. On sourit parfois à la lecture de David s’évade. D’abord grâce à la personnalité du jeune garçon, enfant frondeur et qui ne s’en laisse pas conter (sa violente confrontation avec le directeur de l’orphelinat en est une parfaite illustration) puis par l’incongruité de certaines situations qui a pour conséquence de faire glisser petit à petit le texte dans le registre du conte moderne.
Malika Person
David s’évade
Gail Carson Levine
Traduit de l’anglais par M.-C. Mapaula
L’École des loisirs « Médium », 315 pages, 12 €
Jeunesse L’échappée belle
mai 2005 | Le Matricule des Anges n°63
| par
Malika Person
Pour décrire la vie défaite d’un enfant juif de l’Amérique des années 20, Gail Carson Levine épuise la langue pour n’en conserver que ses empreintes.
Un livre
L’échappée belle
Par
Malika Person
Le Matricule des Anges n°63
, mai 2005.