Dans les livres précédents de Laurent Mauvignier, les personnages avancent courbés sous le poids du manque. Leurs longs monologues fouillent inlassablement la solitude qui naît de la présence lointaine des autres, de la difficulté à être entendu d’eux. Les dialogues se dessinent le plus souvent dans un douloureux hors champ, et c’est l’écho d’un échec que l’on perçoit dans le texte. Le titre du dernier roman était Seuls, celui du court livre qui vient de paraître est Le Lien. Cette évolution lexicale pourrait témoigner d’un changement de perspective. Au paradigme de la solitude se substituerait une autre perception de la réalité humaine : celle de l’attachement indéfectible des êtres les uns aux autres, par-delà les efforts accomplis par chacun pour se défaire d’eux, les empêcher de peser sur notre aspiration à la liberté. Ici, la parole dévoile, c’est-à-dire qu’elle révèle en mettant à nu. Elle a besoin d’être portée par une écriture qui ménage cette fragilité et l’aspiration des personnages à énoncer leur vérité. C’est peut-être la réussite de ce livre qui, au-delà de sa forme, marque un infléchissement dans le parcours de Laurent Mauvignier.
En ouverture de ce dialogue d’une densité lumineuse entre un homme et une femme, « Lui » et « Elle », l’auteur a placé une citation extraite de Demain dans la bataille pense à moi, de Javier Marías. Il faudrait lire une première fois Le Lien en contournant cette épigraphe. Après une séparation de trente années, un homme retrouve sa femme, atteinte d’une grave maladie. Son métier de reporter photographe l’a entraîné un peu partout dans le monde où des hommes étaient broyés par la misère, les guerres, les famines. Animé par un désir profond de dénoncer, de témoigner, tout autant que par un ardent désir de liberté, de perte de soi, il a peu à peu renoncé à revenir faire escale dans sa maison. Il a souffert de cet éloignement, elle s’est rongée en l’attendant. En eux cependant, pas de ressentiment, aucune amertume, pas même celle d’être passés à côté du bonheur que leur amour leur promettait. C’est ainsi qu’on pourrait résumer ce texte : on en donnerait l’argument, tout en laissant de côté sa substance.
Dans des livres précédents comme Apprendre à finir ou Seuls, se donnaient à voir un corps à corps des personnages aux prises avec eux-mêmes, le sentiment du dérisoire de leur existence incapable d’accéder à la dignité de l’amour. Dans le face à face tendu qu’offre Le Lien, l’intensité de l’échange retisse un lien qu’on aurait pu croire à jamais rompu par l’absence et les années. C’est que, comprend-on, rien de ce qu’a été leur histoire ne peut être effacé. « Les événements et les personnes reviennent et réapparaissent indéfiniment, écrit Javier Marías. Ils ne nous abandonnent jamais tout à fait, (…) demeurent ou habitent dans notre tête, se débattant contre la dissolution. »
C’est ce savoir que les vieux époux ont reçu : la fuite en avant vers l’oubli impossible, pour lui ; et pour elle, l’attente immobile dans la maison des commencements : « Je me suis souvent demandé (…) si m’abandonner à l’attente et me laisser envahir par elle, aussi simplement que si c’était une sieste de plusieurs années, ce n’était pas continuer à jouir de ce qu’avait été notre vie ici. » Pour lui, au plus loin de l’errance, une expérience similaire : « Et même dans les appartements des femmes, dans les bars où je m’écroulais quand j’avais trop bu. Je n’ai jamais pu m’arracher complètement au sommeil que je trouvais ici. »
La paix, le sommeil dans les bras de l’aimée, une existence touchée par la grâce de l’amour. Pourquoi alors chercher à s’affranchir de tout cela, comme s’il s’agissait d’une malédiction ? Elle : « le pire de l’amour, son lieu de terreur, c’est le moment de le reconnaître et d’avoir le sentiment de ne plus pouvoir lui échapper. (…) Soumettre toute notre vie à notre désir et s’aliéner à cet impératif ; la catastrophe que toi, tu as refusée. » Le consentement à l’amour serait donc l’aveu d’une défaite, le renoncement à regarder au fond des yeux la douleur du monde, à payer la part qui incombe à chacun pour racheter ce qui peut l’être. Ces guerres infâmes, par exemple, comme celle d’Algérie qui a arraché à l’enfance toute une génération. La génération de cet homme vieilli qui confesse la grande peur qui l’a jeté sur les chemins, la hantise « de passer à côté de la vie et de ne rien comprendre. » Mains tendues vers l’idéal et qui n’auront étreint que la poussière.
Mais le grand mystère, celui auquel se heurtent ces deux êtres, c’est celui de la mort. L’épouse va s’en aller, définitivement : c’est pour cela qu’il est revenu. Elle ne redoute pas l’échéance, mais elle voudrait en connaître la sensation et l’idée avant de l’affronter. « Dis-le-moi, puisque tes images et tes carnets le savent » demande-t-elle à l’homme qui tant de fois a saisi dans les regards cet instant de stupeur. Bien sûr il n’y a pas de réponse, il n’y pas de connaissance possible. Aucune sagesse, sinon celle de ne plus ignorer cela.
Et au terme d’une vie entière passée à fuir, cet aveu : « Au fond, j’ai beaucoup couru pour avancer vers bien peu d’étonnement. »
Jean Laurenti
Le Lien
Laurent Mauvignier
Éditions de Minuit, 57 pages, 6 €
Domaine français Loin d’ailleurs
mai 2005 | Le Matricule des Anges n°63
| par
Jean Laurenti
Dans son nouveau livre, Laurent Mauvignier adopte la forme du dialogue. Au soir de leur vie, deux êtres, très longtemps séparés, réalisent qu’ils n’ont jamais cessé d’être ensemble.
Un livre
Loin d’ailleurs
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°63
, mai 2005.