Voici donc des inédits de Francis Ponge (1899-1988), un peu plus de quinze ans après sa mort. Il va falloir s’y habituer : on annonce déjà un Album amicorum, dédicaces à paraître chez Gallimard. Ponge n’a pas fini d’être actuel.
Tout ce qui a reçu l’aval de Ponge pour la publication se trouvant à ce jour réuni dans les deux volumes des Œuvres complètes de la Pléiade, c’est dans le monstrueux réservoir des archives que Bernard Beugnot a prélevé ces quelque deux cents textes. Deux priorités ont présidé à leur sélection : donner à lire des pages de jeunesse (c’est-à-dire jusqu’à la publication du Parti pris des choses en 1942, autrement dit la période pongienne la moins connue), et présenter celles qui introduisent dans le cabinet de travail de l’écrivain, dans le chantier de ses projets (ce à quoi les volumes de la Pléiade nous ont déjà habitués). Pour être aussi précis que possible, il reste à ajouter qu’il s’agit du choix d’un seul homme (donc marqué au sceau de la subjectivité), effectué dans la partie actuellement immergée de l’iceberg, et que tous les textes sont présentés selon l’ordre chronologique de leur rédaction, complétés en fin de volume par quelques documents non datés.
De quoi ce florilège est-il fait ? À vrai dire, d’un peu de tout. Textes aboutis, ébauches, brouillons, notes, variantes… Difficile de prétendre à un inventaire exhaustif. On découvre d’abord de petites pièces poétiques (point trop mauvaises, mais pas extraordinaires non plus on peut passer outre), puis des proses appartenant à de grands cycles, des variantes de textes publiés (ainsi les « Gnossiennes », dispersées dans Proêmes), des textes de circonstance (tel discours syndical pour la CGT), des dossiers ayant déjà un certain volume (comme l’hommage au poète René Leynaud), d’autres complétant les versions officielles (notes sur Picasso et Chardin, que Ponge a réunies dans L’Atelier contemporain). Pour l’essentiel, il faut bien le reconnaître, on est loin des fonds de tiroir : une bonne partie des pièces présentées a de la tenue. C’est le cas, entre autres textes, d’« Écriture d’un ciel », qui fait écho à « La Mounine ou Note après coup sur un ciel de Provence » de La Rage de l’expression, et des notes sur Chardin qui pourraient fort bien être appliquées à l’œuvre de l’écrivain (Ponge y affirme que plus le sujet est modeste, comme c’est le cas chez le peintre mais aussi chez lui, plus il faut de génie pour en tirer une œuvre d’art). Et certaines lignes de « La pêche » valent bien les plus beaux éclats du Parti pris des choses : « Comment dire la rondeur presque parfaite (l’orange seule la lui dispute) mais si facilement meurtrie (comme une balle un peu dégonflée) ».
Ce que Bernard Beugnot aujourd’hui nous propose, c’est de suivre Ponge dans la face cachée de son œuvre, une œuvre faite pour l’essentiel de poèmes en prose dans lesquels il s’attache, avec une écriture foncièrement classique, à décrire la singularité des choses (comme en témoignent les titres de certains volumes : Le Savon, La Table, et les textes les plus connus de La Rage de l’expression : « L’ œillet » et « Le mimosa »). Une œuvre dans laquelle le poète prosateur a peu à peu intégré ses brouillons, ses plans, ses variantes, ses esquisses, allant jusqu’à publier dans Comme une figue de paroles et pourquoi (1977) l’itinéraire complet de la création d’un texte.
Si ce florilège a de quoi réjouir ceux qui se sentaient déjà orphelins, il ne va pas sans soulever un certain nombre de questions auxquelles il va bien falloir trouver à répondre. On peut d’abord s’interroger sur la légitimité de publier des textes que Ponge a préférer écarter de son vivant (il lui aurait été facile de les intégrer dans l’un quelconque des trois volumes du Nouveau Nouveau Recueil, qui collige des textes de 1923 à 1984). Ainsi « L’équinoxe de septembre », dont Jean Paulhan semble regretter l’absence dans le Grand Recueil ; sans rien dire de « La noix », rédigée en 1951, et tenue par Ponge lui-même pour « un mauvais texte ». On peut également se demander ce qu’apporte à l’œuvre la publication posthume de certains textes, par exemple « Le noyer abattu » du 22 mai 1937, qui fait quand même figure de pâle pochade : « Le tas des plus petites branches du noyer abattu et débité ressemble au monceau des crottes en sable digéré des crabes » (car si l’on peut admettre que ces textes ne serviront qu’à compléter la connaissance que l’on a aujourd’hui du poète, il faut tout de même veiller à ce qu’ils ne le desservent pas). C’est un des écueils vers lesquels court l’œuvre de Ponge désormais : l’éclatement. Les archives sont telles qu’on risque de voir fleurir quantité de recueils, mis principalement au service de l’approche génétique. Au final, à trop y regarder par le petit bout de la lorgnette, on aura une vision moins nette de la beauté de l’ensemble. Ponge n’y aura rien gagné.
Didier Garcia
Pages d’atelier 1917-1982
Francis Ponge
Gallimard, 418 pages, 30 €
Histoire littéraire Presser les Ponge
mai 2005 | Le Matricule des Anges n°63
| par
Didier Garcia
Rencontre avec quelques-uns des mille et un dessous d’une œuvre qui n’a pas encore livré tous ses secrets. Entre retrouvailles et découverte.
Un livre
Presser les Ponge
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°63
, mai 2005.