Dans le décor est un livre dont la fin est vraiment belle et qui rien que pour ça mérite d’être lu jusqu’au bout, même si on ne comprend pas toujours où l’histoire nous mène, même si parfois, franchement dans le décor, on se demande si le roman qu’on lit est bien le roman qu’on se croyait en train de lire, tant les bifurcations sont vives, tant la fiction ici, film dans le roman, roman dans le roman de la vie qui est une fiction qui ne prend pas, échec d’un film à se construire dans le livre, roman d’un roman qu’on n’aura pas écrit, etc., tant la fiction du livre est fragile, aléatoire, improbable, mais jubilatoire dans son improbabilité même. C’est juste une phrase, l’avant-dernière du livre, mais qui transforme le livre, qui tombe plutôt bien, juste là où elle fallait qu’elle soit, au point précis où le livre permet d’accueillir quelque chose comme son secret, son juste point d’affect, sa tristesse et sa joie. C’est une phrase de rien mais qui fait mouche et, à rebours, donne au livre sa justesse, fait que le livre nous touche, au point précis de notre vulnérabilité. Nous laisse un peu sans voix.
Dans le décor est un livre impossible à raconter, pas très facile à chroniquer, qu’on aurait juste envie de faire lire à ceux pour qui on penserait que l’avant-dernière phrase pourrait être une révélation même infime, un discret baume à l’âme. C’est un livre avec parfois des phrases un peu étranges, un peu tordues, dont la torsion confine à la maladresse, déstabilise légèrement la lecture, mais à peine. Si l’on a bien compris la discussion qu’il a avec son ami Benoît à propos d’une idée d’un livre dont celui-ci veut faire un film, le narrateur se trouverait à ce moment dans une impasse, travaillant depuis dix ans sur un roman où il a voulu tout mettre (Jérôme Beaujour a publié son dernier roman, Tout dire, en 1995, et a depuis lors beaucoup travaillé comme scénariste, notamment pour Benoît Jacquot). C’est un peu ce roman qu’on va lire, mais aussi son échec. C’est l’échec du roman qu’on lit, c’est-à-dire l’échec du personnage à faire illusion, l’impuissance de la fiction à s’épaissir, à prendre, à valoir pour la vie. C’est l’échec qui donne à ce livre sa matérialité trop légère, son étrange ductilité narrative, et pour autant jamais gratuite. C’est l’échec assumé qui en est la vérité, la justesse, la juste musicalité. C’est un livre où l’on converse beaucoup et comme dans une juste conversation, ce qui compte n’est pas tant ce qu’on se dit que la justesse du ton, des silences et des maladresses, ce qu’on n’arrive pas à se dire et qui se dit quand même, avec parfois des bonheurs de formulation imprévues. C’est effectivement un livre de cinéma, mais trop subtil au montage pour que cela ne soit pas qu’un livre, et dont la fin est belle comme celle d’un film. C’est un juste et original livre de deuil aussi sans doute, en ce qu’il ne propose pas tant d’accepter la mort pour continuer à vivre, que de redistribuer les cartes entre la vie et la mort, entre la vraie vie et la fausse, la vérité et l’erreur, le secret et sa révélation, en ce qu’il ne résout rien, ne prétend rien résoudre. La vraie vie est un film, nous dit ce livre qui tourne autour de la question de la mort, la fausse vie, c’est-à-dire la nôtre, n’est pas si différente de notre mort, et le livre, qui est aussi un livre délicat sur le suicide, travaille sur cette ultra fine différence. C’est un livre délicatement funambule et c’est aussi un livre plutôt improbable, une sorte d’objet bizarre dont on ne sait pas trop d’abord quoi faire, dont on sent bien qu’il a touché quelque chose, mais quand à savoir quoi ?
Dans le décor de JérÔme Beaujour, P.O.L, 123 pages, 13 €
Courrier du lecteur Drôle de drame
octobre 2005 | Le Matricule des Anges n°67
| par
Xavier Person
Dans le décor fait un petit livre jubilatoire d’un film qui ne se fera peut-être pas et d’un roman qui peine à s’écrire.
Drôle de drame
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°67
, octobre 2005.