Alors que l’Europe sort ses baïonnettes, un compagnon de route du poète Marinetti pose une bombinette en 1915, détonante et inoffensive, dans les librairies de la péninsule. L’auteur s’appelle Bruno Corra. Et son livre, Sam Dunn est mort, est rapidement un succès. « Un petit chef d’œuvre de la littérature futuriste », annoncera plus tard en 1970 l’éditeur Einaudi, qui s’y connaissait en textes singuliers. Sam Dunn est mort, fiction bizarre et débridée, exhale en effet un bouquet de parfums délicieusement vénéneux et délirants. Attendant « la gloire allongé sur les nombreux divans de son appartement princier », Sam Dunn est un produit raffiné de la Belle Époque. Dandy extravagant, il cherche des « formes de vie encore inexplorées ». Tente de franchir une porte sans l’ouvrir, observe à la loupe les racines des plantes aquatiques, multiplie les coups de folie et les « actions incohérentes ». Mais son désir de métamorphoser le monde trouvera à se réaliser, grandeur nature. Par la force de son esprit, le 5 juin 1952 (!), des énergies imprévisibles s’abattent sur Paris, et la capitale perd subitement la tête. C’est jour de fête : la maréchaussée lance ses képis, les ministres se mettent à poil, des asperges géantes poussent sous l’Arc de triomphe, tous les R des enseignes de magasins s’envolent… Des millions de personnes rejoignent Bastille, traversent la place de la Concorde, sortent leur mouchoir au Bois de Boulogne. Tous en marche, joyeux, « colossale armée en passe d’effectuer une conquête non définie », vers « ce quelque chose que personne ne connaissait mais que tout le monde attendait ». Et peu importe que la nuit précédente notre héros s’était gavé d’opium et de whisky, que l’effet du cocktail « le chassa de son fauteuil et le jeta au sol de l’autre côté du guéridon » et que « ses cheveux blonds blanchirent tous, d’un seul coup » : Bruno Corra vient d’inventer la techno-parade, la révolution carnavalesque et totale, à Paris, où six ans plus tôt Marinetti avait lancé son Manifeste du futurisme dans les colonnes du Figaro.
On sait que le rire est contagieux. D’un trait de plume, Corra quitte Paris pour l’Italie, et on suit alors le pas du chevalier Angelo Santerni. Piètre homme d’affaires, ce dévoreur de « faisans saouls » qui donnait des « signes indubitables d’aliénation mentale » érige sur la côte ligure le plus célèbre des édifices : le Portorosa Hôtel. Sa construction est née d’un cerveau innovant : l’endroit surprend par sa forme pyramidale, ses salamis accrochés au plafond, son ameublement suspendu en l’air, et ses tout petits prix ; ce qui attire une foule, non pas de vacanciers curieux, mais d’individus « à demi déséquilibrés, voire franchement déments ». Pour autant, la richesse de la villégiature est ailleurs, en la personne de la grosse Fifine. L’épouse d’Angelo exerce ses talents dans le hall d’entrée. Elle soigne les tuberculoses et les dos voûtés grâce à son postérieur magnétique. « Il suffisait d’effleurer de la main cette magique éminence charnue » pour recouvrer la santé… Évidemment, le 5 juin 1952, le vent panique se propagea jusqu’à l’hôtel, et Paris et Portorosa furent les « deux pôles d’irréalité de notre réalité » au cours d’une fête hautement fessière.
Par convenances, on taira les circonstances de la mort de Sam Dunn. Mais on n’étouffera pas notre joie face à ce petit texte déluré, assis sur une « poudrière d’imagination », et franchement prophétique qui annonce les heures prochaines du fascisme ou du capitalisme… « On a affaire (…) à un Benjamin Péret qui serait rapidement devenu un Bernard Clavel », explique le traducteur, au regard de l’œuvre entière de Bruno Corra, lequel prit rapidement ses distances avec le futurisme. Peu importe. Dans un dernier éclat, l’écrivain italien, sûr de son effet, raconte qu’une dame de l’aristocratie vénitienne, après avoir lu son récit, avala une bonne dose d’huile de ricin en guise d’antidote.
Sam Dunn est mort, de Bruno Corra
Traduit de l’italien par Jean Pastureau
Allia
84 pages, 6,10 €
Histoire littéraire Fantaisie militaire
octobre 2005 | Le Matricule des Anges n°67
| par
Philippe Savary
Avant de quitter le futurisme, l’étrange Bruno Corra (1892-1976) commit un court récit farfelu, déraisonnable et hautement révolutionnaire.
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Fantaisie militaire
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°67
, octobre 2005.