Née en 1908 dans une riche famille de la bourgeoisie industrielle et conservatrice de Zurich, Annemarie Schwarzenbach se détourne très tôt d’une existence tracée d’avance, pour flamber sa vie jusqu’à sa mort accidentelle en 1942. Dévorée par la passion des voies périlleuses, tel ce périple en Afghanistan qu’elle parcourt en compagnie d’Ella Maillart dans sa Ford Roadster, cette aventurière à l’énigmatique et élégante beauté n’a cessé de voyager toute sa vie, d’un continent à l’autre, en quête d’un apaisement ou d’une délivrance que ni l’abîme dans les drogues (alcool et morphine) ni l’ardeur de ses amitiés (Klaus et Erika Mann, Claude Bourdet) et de ses amours (Carson McCullers) ne réussirent à lui apporter. En 1941, alors que le nazisme ravage l’Europe et que son mari, le diplomate français Claude Clarac travaille pour le gouvernement de Vichy, elle décide de rejoindre les Forces de la France Libre en Afrique au Congo belge, avec l’intention d’y faire ses preuves comme correspondante de guerre. Mais bientôt confrontée à la suspicion et à l’hostilité locale, elle décide de se retrancher dans la solitude et « le baume des mots » de la poésie.
Dominique Laure Miermont (dont il faut absolument lire la biographie passionnante sur Annemarie Schwarzenbach ou le mal d’Europe, Payot, 2004) nous en offre ici la traduction dense, délicate et précise, tant il est vrai que la force de ces poèmes tient essentiellement à la puissance d’évocation de visions, réelles ou hallucinées. À l’inverse, le fil qui relie les poèmes est souvent ténu ou invisible, sans doute parce que le sens, à l’image serpentine du fleuve Congo alentour, ne cesse de circuler, de s’écouler, de fuir, et que la pensée, mise en défaite, y reste flottante. « C’est parfois comme si Tout se transformait / en eau » constate la poétesse qui, « ballottée en tous sens » au rythme labile du monde, tente bon gré mal gré de ne pas s’y « noy(er) de chagrin » jusqu’à l’absorption finale dans le regard de l’Ange. Et pourtant, malgré l’absence de liaison évidente entre les strophes, une aimantation s’opère çà et là, autour d’instants de sensation, fulgurants, frêles mais intacts. Avec des mises au point plus ou moins nettes sur des souvenirs, d’enfance ou d’autres voyages, des humeurs térébrantes comme la nostalgie du pays natal, ou diffuses comme le mal-être existentiel de l’auteur. Les mots s’échauffent ainsi les uns les autres jusqu’à leur point d’ignition : images irradiant d’aube et de nuit, visions stupéfiantes d’Apocalypse, tels ces « océans de forêts », ou ces « déserts sur lesquels l’armée [des flammes solaires / n’a plus de prise… » De ces « illuminations » sourdent en fait tous les paradoxes d’un caractère miné par la tension implacable et douloureuse entre des pôles opposés : l’obscurité et la clarté, le désespoir et l’ « obstination », la solitude et la solidarité nécessaire mais « étouffée / dans le fratricide, le signe de Caïn [et la détresse ».
Chaque vers se présente alors comme un nouveau commencement, une relève qui prend de l’élan et se précipite vers une fin de phrase qui l’arrête net, le fait basculer ou le relance vers un horizon évanescent. « ô ciel, un signe ! / et rien. (…) / aucune magie n’est à la hauteur de la détresse / de cet instant, du flot croissant du vide, / de la pauvreté / si bien que l’on finit par tendre les mains et / par se jeter le front dans le sable. C’est alors / qu’on apprend à bondir… »
Comme le souligne Nicole Le Bris dans sa postface, « C’est par exigence d’authenticité que, dans le cadre de liberté qu’offre enfin la poésie, ces textes préservent leur incohérence ». Une émancipation par rapport à la forme du roman donc (dont Le Refuge des cimes, La Mort en Perse, La Vallée heureuse) mais surtout par rapport à ses propres repères. Car pour qui fait partie des « Egarés », toute quête est une perdition. Tel le cours du fleuve « que rien ne peut arrêter », la damnation à l’errance n’est assurée d’aucune destination, même si « (…) je sais que les chemins se tendent [dans l’obscurité / comme des ponts suspendus, / et qu’il suffit toujours d’avancer un pas / dans les champs de pavots ». Les imprécations aux forts accents romantiques donnent finalement à entendre la philosophie de celle que Thomas Mann aimait à appeler l’ « ange dévasté » : tout en acceptant la douleur de sa condition, (« Voyez…/…comme nos fronts / portent le signe de l’existence terrestre »), l’homme doit « se cabrer » contre « le glaive flamboyant » des « Ineffables » qui l’abandonnent et le soumettent aux plus terribles « épreuves », et « oui, se lever de nouveau » dans un élan amoureux vers le monde. Et plutôt que de succomber à la séduction (« Il faut tuer / Tout, Tout, la tentation même… ») et à la tentative de la mort aussi « douce » qu’une « étreinte » (« Cent fois ma pauvre âme / s’est éprise de la mort qui lui est refusée »), il s’agit d’endurer les souffrances et d’acquiescer au renoncement le gage ultime d’une liberté conquise de haute lutte.
Sophie Deltin
Rives du Congo/Tétouan
Annemarie Schwarzenbach
Traduit de l’allemand par Dominique Laure Miermont
Esperluète éditions, 96 pages, 15 €
Domaine étranger Visions d’Afrique
février 2006 | Le Matricule des Anges n°70
| par
Sophie Deltin
D’Annemarie Schwarzenbach, on connaît les tumultes de la vie fascinante de celle qui fut tout à la fois écrivain, journaliste, photographe et archéologue. On connaît moins ses poèmes écrits en 1941-1942.
Un livre
Visions d’Afrique
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°70
, février 2006.