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L'Anachronique La cueillette des eupatoires

septembre 2006 | Le Matricule des Anges n°76 | par Éric Holder

Nous formons, au Café de l’Armistice, une bande de copains que les différences sociales n’effraient pas. Prière, en entrant, de laisser son rang au vestiaire. Freddy, toujours élégant, s’occupait autrefois de machines à sous. Carlos porte en sautoir d’avoir vécu un an et demi à Fresnes. On accuse « L’anguille » de boire la pension de sa mère, c’est faux. Pas ici, en tout cas, où il ne boit que de l’eau. Je supposais que Loïc, dit « Le Breton », « bricolait ». Nous employons ce terme pour renseigner l’étranger. Entre nous, nous disons « le travail de la vigne ». La vigne, généreuse et féconde, ultime secours des imprévoyants.
Loïc et moi nous donnons rendez-vous ailleurs qu’au Café de l’Armistice, mus par une horlogerie inconnue dont nous nous réjouissons, à chaque fois, de la précision, pile quand nous avons envie de nous voir, et du temps devant nous généralement à moto. La raison de mon attachement pour lui est évidente : il possède une 600 Bandit noire, parmi les premières de la série, un engin ni clinquant ni coûteux, un moteur juché sur un cadre, point. Une ombre dans l’ombre, rapidité, légèreté, discrétion. J’ai la même d’une couleur différente, d’un modèle moins ancien. Tous deux témoignent d’une apothéose dans nos existences, le jour où nous nous sommes offerts notre rêve. Depuis, nous glissons dessus en habitués désinvoltes, doublant la cinquantaine avec soulagement : une certaine idée de la réalité, à laquelle nous ne voulions pas cotiser, ne nous a pas rattrapés.
Le lundi 31 juillet, vers dix-sept heures racontez le souvenir de l’été, ce serait celui-là, Loïc fumait une Bastos le cul posé sur sa selle, en bordure de la vicinale, tandis que, dans le marais devant, je levais haut les genoux, évitant les ronces, et cueillais des eupatoires. J’avais remarqué, la veille, une prolifération de papillons noir craquelé de blanc, aux jupons pourpres, « l’écaille chinée » et lu qu’ils se repaissaient d’eupatoires à feuilles de chanvre, Eupatorium cannabinum. Les feuilles que je tenais affichaient en effet une ressemblance, le fond valait-il la forme ? CQFD, en les séchant et les fumant. Je voyais d’ici le problème numéro un des marginaux résolu, et ceux-là fondre, moi le premier, sur les palus, à la recherche des délicates fleurs roses.

 Tu préférerais pas un plan shit ? demanda Loïc.

 Mon dealer est en vacances.

 On trouve un Gitan ?
Je frémis. Ceux que nous appelons ainsi n’ont pas plus de quinze ans, et errent hallucinés, à demi vêtus, proposant du pâté oriental comme si c’était du savon c’en est parfois. Le prix varie en fonction de l’exigence du moment, trois boîtes de Smarties, un lecteur DVD. Tout malentendu se résout dans le sang. Aussi les mômes, pour passer le temps, s’exercent à piquer avec un canif les objets à leur portée.

 Je renonce, dis-je.

 Tu as de la thune ?
Trente euros.

 Part à deux. Toi l’argent, et moi le boulot.
Le Breton a des bras faits pour ça, le gauche tatoué d’anciennes bondieuseries, de symboles celtes, le droit où figurent un indien à cheval (chiadé) sous un dream-catcher (attrapeur de rêve). Voilà qui facilite le contact.
Nous vîmes le soleil se coucher derrière les pins d’une néostation balnéaire, construite dans le goût Disneyland. Une reconstitution du pont du Béguinage, à Bruges, enjambait un chenal. À son sommet, baigné de l’éclat rosé des lampadaires, Loïc menait à bien la transaction. Il revint réjoui sur la terre ferme.

 Regarde-moi ça.
C’était du noir pailleté, épais et parfumé, une barrette entière.

 Bon sang ! Comment as-tu fait ?

 Ils en réclamaient trente euros.

 Où est-ce qu’on va fumer ?

 J’ai une idée, dit-il. Mais tu ne fous pas le bordel, tu ne touches à rien !

 Oh ! m’énervai-je. Suis-je du genre malappris ?
Il fallait attendre une heure ou deux que la voie soit libre, disait-il. Nous bûmes fifty-fifty un seul panaché en terrasse, grignotant le Carambar gonflé par une inondation, et commentant les prochains championnats du monde de lancer de tongs, qui auraient lieu dans la commune voisine. Le record de Tristan-Jonathan ( 26,34 m en 2005 ) serait-il battu ? Tristan-Jonathan, car chaque équipe comporte un lanceur et un receveur. Contrôle anti-dopage à l’entrée, vérifications techniques de conformité des tongs. Mais quels sont les critères de « the » tong, Mao ? Etc.
Nous commençâmes de digérer au moment de reprendre nos bécanes. Dans la lueur du phare, les pins surgissaient tels qu’à Mobylette, en Provence, pendant l’adolescence. Mêmes senteurs, mêmes touffeurs cachées dans la nuit, mêmes bouts de shit coincés entre les dents. Ce truc est un élixir de jouvence.
La propriété, côté route, se présentait sous la forme d’une lanterne au-dessus d’une porte rustique, seule ouverture dans un long mur aveugle, et, côté jardin, après que Loïc eut actionné des commutateurs, d’une ferme rénovée. Au grand-père avait dû appartenir la grange effondrée qu’on apercevait aux confins de l’éclairage, au père, une autre juxtaposée, mieux en état. La troisième génération avait eu plus de chance, on pouvait courir dans les pièces laquées blanc de la villa californienne avec piscine. Loïc ramassait mine de rien des vêtements féminins vert amande, abricot abandonnés par terre ou sur des fauteuils. « Merde » dit-il en voyant la cheminée pleine de cendres. Je compris qu’il était responsable du ménage. Dès lors, je partageai mon temps entre l’exploration des lieux et leur rénovateur, lui tendant le plus gros joint d’Occitanie tandis qu’il passait l’aspirateur.
Une poupée habitait là. Seule. Elle en avait la taille, sur des photos encadrées, beaucoup plus petite que ses compagnons, Jean-Paul II, Nelson Mandela, Léopold Sédar Senghor. Les robes, dans un dressing qui prenait un couloir, confirmaient : elle s’habillait en douze ans, répliques de cerises à l’épaule, festons ouvragés au-dessus des genoux. Par la baie vitrée, je montrai à Loïc des formes mouvantes dans le jardin.

 Les chats… dit-il.
Neuf, qui auraient dû se précipiter sur lui la queue dressée, ma présence les avait effrayés. Nous jouâmes à leur rendre confiance, avant de leur donner à manger. Ce n’est pas rien, neuf gamelles, le riz, les boîtes. Enfin, nous pûmes poser sur une table basse un échiquier en cuir marqueté, notre matériel à côté.

 Pas touche au bar, avait prévenu Loïc. En revanche, si tu veux une Heineken, dans le bas du Frigo. Elles sont là pour ça.

 Qu’est-ce qu’elle fait dans la vie ?

 Elle sort en boîte, toutes les nuits.

 Elle aime danser à ce point ?

 Elle danse pas. On joue ?
Nous venions d’entamer une seconde partie, après une interminable et passionnante première, quand apparurent dans le jardin les phares d’une voiture qui se gara près de la vieille grange. Pour une raison inconnue, « elle » revenait plus tôt que d’habitude. Loïc se leva tétanisé, incapable de prendre la moindre décision.

 Elle a vu les motos et nous prend à revers, dit-il.

 Cool, mec.
Je m’emparai de la poubelle, demeurée à proximité, et fis disparaître le contenu du cendrier, deux cannettes vides, des morceaux de carton, le papier alu.

 La poubelle… dit Loïc.
Il avait tant fumé, parler l’étouffait.

 Dehors… Dans la rue…
Je montai la déposer le long du mur aveugle. De retour dans la maison, j’entendis une discussion poussée, pas une altercation. Je décidai de contourner le terrain et de réapparaître dix minutes plus tard, via le jardin, sous les spots qui ne masquaient aucun détail.
Timing parfait. Le silence préludait à mon entrée en scène. Ils avaient eu l’un et l’autre le temps d’adopter une conduite, une attitude envers moi. Elle me tournait délibérément le dos. À Loïc :

 Je ne t’ai pas donné assez d’argent la semaine dernière ?
Loïc ( éberlué ) : - Mais si !

 Alors pourquoi les chats n’ont pas eu de viande ce soir ?
« Il y a mille façons d’accueillir une personne » pensai-je, « depuis un simple bonjour jusqu’au conte arabe. Pourquoi choisir le mépris, l’humiliation ? »

 On ne parle pas ainsi à un homme… dis-je.

 Je parle comme je veux à qui je veux !
La colère déformait les traits de poupée. Loïc aurait pu m’avertir, elle était atteinte d’une déformation de la hanche, cow-girl toujours prête à dégainer.

 …devant un autre homme, continuai-je. C’est insupportable !
Ici une incise : dans cette région, nous aimons beaucoup parler, et faire connaissance. Si l’on se fie à la langue, cette dernière s’apparente bientôt au surf, et procure même ivresse. Je venais de tailler au milieu du chemin, m’apprêtant à le faire à travers la maison. Je vis son visage s’effondrer, deux yeux là-dedans demandaient pardon, J’ai l’habitude de me présenter comme ça, personne ne m’en a tenu rigueur, mais vous avez raison, je suis dans le faux, par protection…
Hi-Ho ! Qui a du temps à perdre ? Sans compter que le mépris et l’humiliation sont faciles, presque vulgaires. Adieu Madame !
La cadence particulière de son pas me suivait à un mètre. Avait-elle dit « Excusez-moi » ou avais-je cru l’entendre soufflé au détour d’un couloir ? Je tenais mon casque. Rien oublié ? Bon sang ! Le crottin dans le papier alu, papier alu à la poubelle, la poubelle est dans la rue.
Elle m’avait accompagné jusqu’au seuil, sous la lanterne.

 À présent, dis-je, je vous prie de me laisser seul.

La cueillette des eupatoires Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°76 , septembre 2006.
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