Sommes-nous en présence d’un énième roman égotiste dont la floraison un rien exubérante confine parfois à l’écœurement ? D’une insipide psychobiographie hygiénique ? Absolument pas. Non seulement Moi échappe au genre en s’y référant de façon ironique, mais il embrasse une étendue autrement plus complexe, indéfinie, « cosmique » même !
Moi, première traduction française d’une œuvre du romancier russe Alexandre Potemkine, met en scène d’une manière tout à fait originale le Verbe délié mais ouvertement dédaigneux d’un nommé Vassili Karamanov. Orphelin d’un père homicide et d’une mère toxicomane, Karamanov est interné en tant que « petit délinquant de onze ans » à la colonie pénitentiaire de Nedrigaïlov. Trait sarcastique qui n’est pas sans rappeler les aberrations inhérentes à un rapport récent de l’Inserm concernant l’« héritabilité génétique » des troubles comportementaux de l’enfant. « Homme du sous-sol » résolument dostoïevskien, misanthrope et stakhanoviste, Karamanov clame sa non-appartenance à l’espèce humaine : « Non, je ne suis pas un homme, non, je n’ai rien de commun avec les êtres qui m’entourent. Oui, je dois me chercher moi-même dans le non-humain, dans une autre hypostase. Là où il n’y a pas, où il ne saurait y avoir de place pour les souffrances qui, depuis toujours, sont mon lot quotidien. »
Las des petites cruautés de l’homo sapiens, de la conspiration et des limites intrinsèques au « savoir humain », affligé par le « déficit de raison », l’Apostat Karamanov est intimement persuadé que l’ère nouvelle et lui-même appartiennent à l’homo cosmicus. Lequel désigne le futur produit d’une mutation génétique, un être « capable de percer les secrets de l’Univers, non seulement par l’entendement, mais en se déplaçant librement dans l’immensité de l’espace intersidéral. » En dépit de l’indubitable génie humain que soulignent les énumérations ironiques de noms illustres, le Poutivlien (de Poutivl, berceau géographique de l’homo cosmicus) doit s’imposer aux dépens de l’homme de Cro-Magnon, race sénescente mais inusable. Lors, peut-on, à l’instar des Particules élémentaires de M. Houellebecq, lire Moi comme un roman d’anticipation ? Faut-il se soumettre au péril d’une possible poutivlinisation ?
Irrésistiblement obsédé par l’étude des gènes, notre personnage dispose d’un génotype pour le moins bigarré : gène du Faust goethéen, gène du très freudien président Schreber, gène de Peredonov l’antihéros d’Un démon de petite envergure de Sologoub, gène du Zarathoustra nietzschéen, etc. À travers le prisme de la remémoration, des rêves et des élucubrations scientifiques de ce personnage hybride et tragicomique, pourvu d’un imaginaire à la fois fantasque et un brin fanatique, Alexandre Potemkine offre le tableau d’une Russie postsoviétique menacée par la musique pop, rongée par la « frénésie de consommation », envoûtée par la « chiquerie ». De même, à rebours, il prévient contre l’avènement d’une société uniformisée, hantée par le négatif de la douleur et la peur de la mort. Il instille pertinence de l’humour et inquiétante étrangeté : « Car s’il fallait changer l’homme, c’était sur le plan génétique, et non pas spirituel ou social. En effet, qu’était-ce qu’une intelligence supérieure sinon un simple excès d’acide urique dans l’organisme ? » Partant faut-il aborder Moi sous l’angle exclusif de la parodie ? Ou bien est-ce une farce métaphysique impliquant une satire sociale et une critique de toute systématisation intellectuelle ?
Au terme de ce roman, l’interprétation d’un rêve, un procès résolument kafkaïen, son verdict, apporteront peut-être une réponse…
Moi
Alexandre
Potemkine
Traduit du russe
par Mireille
Broudeur-Kogan
Hachette
Littératures
268 pages, 22 €
Domaine étranger Ego abracadabrantesque
octobre 2006 | Le Matricule des Anges n°77
| par
Jérôme Goude
Avec ce roman curieux, le monologue d’un original obnubilé par le « génie génétique », Alexandre Potemkine insinue sourires fugaces et malaise diffus.
Un livre
Ego abracadabrantesque
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°77
, octobre 2006.