Europe N°935 (Gérard de Nerval)
Emporté par la maladie à 57 ans, en 1981, Pierre-Albert Jourdan, poète discret, s’est toujours méfié du langage, des leurres que tendaient les mots sur la toile mentale. C’était sa méthode de travail : commencer par suspecter le bavard en nous, pour toucher la qualité muette où les choses existent et se donnent à elles-mêmes. Côté vieux bonze, en somme, qui le liait aussi aux cultures orientales, notamment au bouddhisme. Pourtant, l’interrogation d’une parole confrontée au silence ne sépara pas Jourdan d’une pratique du carnet de notes (L’Angle mort ; L’entrée dans le jardin ; L’Approche), plus volumineuse par rapport à l’ensemble des poèmes (Ce Torrent d’ombre ; Suite mineure ; Sortir avec Jérôme Bosch). Il publia également un ensemble de Fragments (1961-76) dont la forme, souvent aphoristique, marque en partie l’influence que l’œuvre de son ami René Char eut sur lui. Jourdan partageait sa vie, entre Paris où il exerçait son métier de rédacteur au ministère des Travaux publics, et sa maison à Caromb, près du Mont Ventoux, à portée de Solex de l’Isle-sur-la Sorgue où habitait Char.
Yves Leclair, fidèle depuis plus de vingt ans à l’auteur de La Langue des fumées, maître d’œuvre des deux volumes complets de ses livres au Mercure de France (Les Sandales de paille [1987] ; Le bonjour et l’adieu [1991]), directeur du Cahier 10 / P.-A Jourdan au Temps qu’il fait, et de la centaine de pages, inédits compris, de ce numéro d’Europe, rappelle comment cet homme si opposé à ce siècle de parade, rendit hommage, quatre mois avant sa mort lors d’une première hospitalisation, à son frère de chambre : « Mon voisin, Ahmed Achibane, Marocain, né à Agadir en 1925, travaille depuis 24 ans à Nanterre dans une fonderie : 50 à 60°, 3 x 8, cadences sophistiquées. Alors, bien sûr, on lui offre maintenant une chambre à deux lits, confort trois étoiles. » Dans l’ironie révélée, c’est un rapport d’humanité profonde avec cet être perdu que Jourdan dessine. Lyrisme, dit Yves Leclair, mais lyrisme critique, « un peu désaccordé, et qui détonne, en fait, et sonne, en vrai, d’autant plus juste » ; lyrisme dans lequel on retrouverait le sarcasme, la dérision et la violence d’un Michaux, et une méfiance envers les tours de l’écriture qu’il apprit de la fréquentation de l’œuvre de Daumal (ce que montre très bien Jean-Yves Pouilloux dans « Les deux versants de la parole »). Des extraits de correspondance avec ses amis Philippe Jaccottet, Lorand Gaspar, René Char, un poème-hommage d’Yves Bonnefoy, un bel entretien avec Roger Munier sur l’aventure de la revue Port-des-Singes (1974-80), sur laquelle revient Alain Lévêque, complètent un cahier nécessaire à la redécouverte d’une parole vivifiante, dont la fin, disait Jourdan « est encore, et surtout, un très utile mantra ».
Europe N°935 (Gérard de Nerval, Pierre-Albert Jourdan, Aïgui), 380 pages, 18,50 €