C’est dans un caniveau, en août 1973, qu’Harold Sonny Ladoo fut retrouvé. Mort, roué de coups, à la sortie d’un bar de Trinidad. Il avait 28 ans, deux romans fulgurants derrière lui, un plan d’écriture, la volonté de faire de Trinité-et-Tobago, île des Caraïbes, une sorte de Yoknapatawpha, territoire imaginaire de Faulkner, situé aux confins du Mississippi. Tous deux virent le jour au milieu de plantations. Mais si le prix Nobel de littérature émergea de l’aristocratie, les parents de Sonny Ladoo étaient paysans, descendants des coolies coupeurs de cannes, venus d’Inde remplacer les esclaves noirs. Une main d’œuvre ardente au travail, exploitable à merci et surtout timide, peu encline à la révolte, assujettie à des dieux curieux et féroces. Sonny Ladoo émigra au Canada en 1968. Son premier roman Nulle douleur comme ce corps (Les Allusifs, 2006) parut en 1972 et fut remarqué. Il décrit la vie d’infortune d’une femme élevant ses quatre enfants, seule au milieu des cannes à sucre, des éléments déchaînés (vent, pluie, rizière en crue), puis des violences d’un père ivrogne. Un cauchemar terrible, un cauchemar d’enfant où la peur d’être écrasé, piétiné, avalé prédomine. Un toboggan de boue sur lequel les dégringolades n’ont jamais de fin. Avec Yesterdays, l’enfance laisse la place à la haute adolescence. Et la boue peut-être originelle se transforme en merde, intemporelle, métabolique, instaurant des pompes, des tubulures fictives qui parcourent le roman et le font vibrer telle une gigantesque usine toujours à la limite d’exploser.
Si le style abrupt, cru, comme façonné à la truelle semble inimitable, ce traitement des déjections comme matériau littéraire évoque certes Rabelais, mais surtout le Tchèque Bohumil Hrabal. « - Espèce de quadruple trouduc, toi ! Tu donnes de la merde à Choon ! Tu manges sa nourriture en baise-cul et tu lui donnes de la merde ! » Sonny Ladoo avait certainement dans le cœur des histoires vraies sur la misère de sa communauté, tellement noires, sordides ou pathétiques qu’elles n’auraient jamais pu être racontées et surtout trouver un public. En transformant le drame en farce picaresque, il y parvint. Ponwaa achève tant bien que mal des études dans les écoles religieuses catholiques tenues par des missionnaires sadiques et vils. Pour se venger, il décide de renvoyer l’ascenseur, en créant une mission hindoue au Canada qui utiliserait les mêmes méthodes abjectes pour alphabétiser et recruter les fidèles. Mais il a besoin d’argent. Seul le prêtre, le pandi Puru peut le lui octroyer. Chaussé de santiags, les phalanges couvertes de bagouzes, c’est l’arnaqueur le plus redoutable de la communauté. Ce qu’il demande en échange : une hypothèque sur la maison des parents de Pandoo. Ceux-ci ont sué sang et eau pour l’acquérir, le père refuse. Ses problèmes de conscience accentuant ses déficiences intestinales constitueront la colonne vertébrale du roman. Des dizaines d’anecdotes, ragots, contes, histoires religieuses le traverseront, présentant une galerie de personnages ahurissante ; Tailor, le parasite, Sook, la grande folle généreuse et avisée, le dieu singe Hanuman, Ragbir, le vieux dégueulasse, etc. Au-delà des mille difficultés d’une vie de misère, le principal problème des différents protagonistes est de savoir où déféquer. Chacun à ses plans, ses itinéraires. Courses haletantes, endiablées, burlesques. Et quand on ne défèque pas, on s’entube aux deux sens du terme. Bêtise, rouerie, crédulité, luxure, l’espèce humaine est présentée ici dans tout ce qu’elle a de plus sordide. Paradoxalement, Harold Sonny Ladoo arrive à rendre ses personnages émouvants et humains. En révélant cette communauté hindoue perdue en pleine terre créole, il démontre magnifiquement que les hommes ne sont pas génétiquement programmés ou conditionnés mais que des événements économiques, politiques, historiques, tels la colonisation, l’émigration, l’exploitation, le racisme, les religions peuvent salement influer sur leurs destinées.
Yesterdays
Harold Sonny Ladoo
Traduit de l’anglais (Trinité-et-Tobago) par Stanley Péan
Les Allusifs
153 pages, 13 €
Domaine étranger Au cul des coolies
mai 2007 | Le Matricule des Anges n°83
| par
Dominique Aussenac
Dans un roman tragi-comique pétri de déjections, Harold Sonny Ladoo révèle une communauté de parias : les anciens portefaix des Caraïbes.
Un livre
Au cul des coolies
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°83
, mai 2007.