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Nouvelles Pastisserie conventuelle

octobre 2007 | Le Matricule des Anges n°87 | par Emmanuel Dos Santos Monteiro

Philippe, à mes pères et mères d’écriture.

Bientôt je connaîtrai les aliments sans âme et la distance qui m’ôte le contact avec le monde.
Il n’y a, aucune odeur. Tous les reliefs de l’existence sont émoussés. Rien n’attire les sens et tout s’enlise en neutralités, couleurs ternes, sons étouffés ou lointains.
Elles glissent dans les couloirs. Elles sont à peine un frôlement silencieux, ces créatures de dédales qui se dérobent par des portes, coulissent. Sans bruit aucun. Ou alors, une légère résonance d’entre les murs, une vibration que l’oreille crée plus qu’elle ne la devine. Un frottement de tissu.
Rêche, bure et coton brut, lin grossier. Cellules réduites. Masques des visages blafards sans vie. Surfaces calcaires, dépôts figés, auréoles inertes : empreintes du temps sans celles de la vie. Réfectoire désertique, un écho tu.
Pourtant le jardin, pourtant la cuisine. Pourtant, la couleur qui jaillit en explosions obscènes, soudain.
À côté, autre chose. Force maïs turgescents, framboises menstruelles, de l’ail, les pommes de terre, leurs fleurs minuscules, dardées de petits glaives d’or jaune poudreux, leurs pétales en dents blanches. Amandiers, oliviers, noyers. Tout est plein ici, gravide, en suspens. Une attente.
On m’avait dit, aussi, le champ des poules.
Plantes vénéneuses, bénéfiques. Garde-manger. Rayons croulants. Des rats s’enfuient. Farines, amandes, figues sèches, les bols de marmelade de coing, jarres d’huile d’olive, tonnelets de vin rouge, miel. Beurre au frais près du sol, dans des pots de terre. Trésors païens.
Et les œufs chaque jour. Leurs coquilles blanches. Où la lumière fond, se poudre, se dilue.
Ce monde m’est étrange et familier, j’y évolue déjà, avec prudence. Je fais ce qu’autour me dicte de faire.
Partout les œufs, la glaire du blanc, le bouton gonflé fragile du jaune doré qui parfois éclate, se répand comme un poison. Ces deux couleurs distinctes et solidaires dorment sous les coquilles. Séparer le blanc du jaune, c’est à moi de le faire, je suis sépareuse depuis le premier jour.
À mon arrivée, la précédente était souffrante, une douleur insupportable dans son bas-ventre, des cris qui lui montaient la nuit aux lèvres, des râles de mort rampants en nappes dans les couloirs. Je l’ai compris, vite, que ce serait ça ma fonction, sépareuse, parce qu’on devient ici ce que le couvent exige de nous, ce qu’il lui manque à ce moment-là.
Et la sépareuse est tombée, morte à sa table.
Après, il faut apprendre seule, personne ne sait enseigner les métiers que font les autres, chacune ici a les yeux de son ouvrage. L’ancienne est morte avec sa pratique, il faut reprendre un travail laissé en plan, et vivante encore, elle n’aurait pas eu les mots de ses gestes. Cela, je l’ai compris. Elles m’ont menée à sa table et elles sont parties. Ici il ne se parle pas. À cette première image, il ne manque que le cadavre.
Je regarde, essaye de voir ses gestes fantômes. Restent quelques signes à faire parler pour la morte. Quels objets a-t-elle entraînés dans sa chute, y a-t-il des débris au sol, un ustensile manque-t-il ? Et ses outils, quelles en sont les traces d’utilisations et d’usures, les cassures, quels sont ceux en état ?
Je cherche, les yeux avides. Il me faut faire parler les aspérités, les recoins et les détails.
De cette première observation, de la scène autour de la table, de ces signes tus dépend la transmission ou non, du savoir de celle qui a précédé. Et dans ce passage de l’une à l’autre, d’elle à moi, se joue la mort ou sa survie.
Je ne l’ai pas vue, elle, la sépareuse d’avant, pas même un morceau de regard, d’éclat dans les yeux qui m’aurait dit que je reprenais ce travail. Que cette scène de désastre.
À l’endroit où elle travaillait, au sol, les morceaux d’une épaisse terrine d’argile jaunie, jaune sombre, souillé de blanc d’œuf séché, une sorte de bave d’escargot qui liait tout en masses éparpillées. Elle l’a emportée dans sa chute. Mêlés, des morceaux noirs et fins. À gauche, sur la table, plusieurs paniers à œufs, un vide, d’autres avec des œufs cassés, aux coquilles trop fines, aux formes étranges. Les ratés de la nature. À droite, une terrine de même facture de même terre que la première, entière, en son milieu la corolle vive orange et craquelée des jaunes agglutinés en un seul cratère. Une planche fine, lourde, souillée, blanchie.
Je suis restée là un long moment à essayer de rapprocher les morceaux de la scène. Seule. Assise sur le trépied j’ai regardé le plan de travail. Pour pouvoir graver dans ma mémoire et retrouver, au moment utile, toute cette image, avec ses détails, son sens à venir pour mon existence ici. Car ma vie ici, cela je le sens bien aussi, ne pourra être supportable qu’à cette condition : que j’accepte sans retenue cette mission, m’investisse d’elle au point que cela soit ma raison de vivre là. L’unique.
J’observe chaque détail, car de ce que je saurai du travail de ma précédente, ses organisations, ses tours de main, ses outils, ses positions et ses mouvements, de ce que j’en garderai, de ce que j’aménagerai entre les idées que je lui prêterai et celles que j’aurai, de cet équilibre fragile dépendra la grâce de mon état.
Dieu n’est pas là. Un autre mystère de la terre me semble suffisamment profond, de ce que je séparerai ici, du jaune et du blanc, je veux connaître l’intimité, de cette matière une et deux, le fonctionnement essentiel. Il n’y a rien d’autre.
Je n’ai pas choisi cette mission, séparer sans fin les blancs les jaunes des blancs des jaunes, je n’ai pas choisi d’être enfermée ici. Mais j’accepte tout cela, je l’accepte pleinement, entièrement. Il y a la paix ici ou presque : l’isolement.
Je me suis levée, j’ai commencé à rassembler les tessons de terre cuite. Par arêtes, par blessures complémentaires, par couleurs j’ai cherché à les réunir, dans un grand recueillement. J’ai pu reconstituer comme en une assiette éclatée, les bris d’une terrine, à plat sur la table. La terre sale, le vernissé ocre clair, craquelé, mâtiné de rouge. À côté, j’ai formé un petit récipient aux parois fines et noires.
L’image est étrange, le sauf et le cassé, son passé mon présent à travailler à la même table.
Je reste longtemps là à regarder, la deuxième image du couvent : l’image intermédiaire, qui amène jusqu’à moi l’idée du travail, de ma mission. Comme elle me pénètre l’esprit !
Mes yeux et mes mains s’organisent, s’articulent avec ma pensée. Je comprends peu à peu. Je délie mes poignets et lis ses gestes comme des mots sur les lèvres de son visage qui n’est plus. Je mime et m’insinue dans son mouvement mort, comme une marionnette j’enchaîne, réinvente le dialogue avec les objets. J’essaye plusieurs solutions, en élimine certaines, conserve des positions probables. Là. À la table, tant qu’il ne faut pas prier, je sépare.
Je crois avoir trouvé comment elle s’y prenait.
Le matin, aux premières pontes ramassées, les sœurs du poulailler me posent les paniers pleins à gauche en bout de table, au fur et à mesure, et prennent les vides.
Au centre de la table, une terrine neuve que j’ai choisie d’une belle contenance, avec les bords supérieurs légèrement resserrés, pour ne pas en échapper les blancs quand je les transporte ; je dispose dessus la planche étroite, et par-dessus encore, un petit récipient de terre noire, apporté par le potier.
À ma droite, celle que j’ai lavée, la seule que la sépareuse d’avant m’a laissée, la terrine pour les jaunes. Et, tant que les poules pondent, les sœurs m’apportent les œufs, je les casse, l’un après l’autre, sur le bord de la première terrine, les ouvre en dessus du récipient noir, jette la coquille dans un panier plat doublé de lin tissé serré. Le jaune de chaque œuf reste dans la coupe noire, le blanc tombe au fond de la terrine dans un mouvement précipité, entier. Ce fluide non fluide m’étonne à chaque fois, ce glissement, c’est l’animal vivant déjà dans cette partie de l’œuf, déjà en fuite.
Le long de la matinée, je suis ce mouvement répété, et ma pensée peu à peu se libère de ce que je fais, mes mains œuvrent et ma tête se sépare aussi. Mes gestes s’égrènent et se répètent dans le temps d’ici. Les sœurs poulaillères viennent déposer les œufs frais, encore, récupèrent les coquilles vides, les donnent à manger aux poules. Elles donneront du dur aux nouveaux œufs.
Je sépare, porte la terrine de blancs à la lingerie. Allongés d’eau, chauffés, ils donnent aux cornettes leur tenue au repassage. Je sépare pour que tout le jour les sœurs aient leurs cornettes durcies, leurs robes lourdes. Et les amidonneuses jouent du fer, cuisent l’épais tissu dans la vapeur et l’odeur animale, dressent les cornettes, châteaux montés de blancs d’œufs. Cornettes en voiles de moulins à grain, blanches et mobiles à l’air sur leurs corps de pierres en cônes.
De mon coin de l’office, j’assiste aussi aux cérémonies de la cuisine. Défile le cortège des volailles lourdes sous les plumes chiffonnées. Leurs corps morts souples comme des cordes. Et les jours s’assemblent identiques comme autant d’œufs dans les paniers.
J’ai demandé au potier, d’autres petits récipients noirs. Ils sont d’une facture intéressante : les parois sont fines, mais leur vernissé épais donne une grande résistance, aux chocs, et certainement à la chaleur. Beaux objets aux odeurs de cave. Où le jaune se détache et semble comme apparaître, un plein soleil sur fond de nuit. J’en ai aligné plusieurs sur la planchette en travers, sur le diamètre de la terrine à blancs. Et je casse ainsi six œufs de suite avant de vider d’affilée les six récipients noirs de leurs jaunes dans la terrine de droite. Deux récipients noirs à chaque mouvement, main droite et main gauche conjointes.
Par les grosses chaleurs, la terrine s’ourle, à la limite terre-jaunes, d’une ligne épaisse et plus foncée, durcie, irrégulière.
J’ai découvert près du canal qui approvisionne la cuisine en eau de la ribeira, un endroit où elle versait les jaunes non utilisés, la pierre sèche des bords en garde les éclaboussures, couleur maïs foncé.
J’ai appris à ne rien jeter. Mais que faire de tout ce jaune qui s’amasse à ma droite, dans la terrine, jaunes crevés jaunes intacts, surface plane et parties rondes, et leurs enveloppes éventrées ?
Après le travail du matin je laisse les récipients dans le canal après avoir apporté aux lingères les derniers blancs. L’eau s’encharge un instant des résidus, sa lumière se trouve modifiée. Dans le même mouvement elle soulève, porte les résidus et les entraîne. Elle laisse voir ses courants comme soulignés d’algues, fils sans couleur, fumées dans l’eau.
Je laisse les terrines à nettoyer dans le fond.
Après le repas je les reprends et recommence le cycle des séparations. Jusqu’au soir. Les jours suivent aux jours. La vie ici est lourde, lente. Le temps s’étire et se lamente.
Les soirs depuis peu je reste jusque tard à la bibliothèque, en douce, et je cherche, dans les rayons délaissés, les livres dans lesquels on montre les usages en cuisine : j’ai décidé de trouver des tours de main pour utiliser ces jaunes. Jamais je n’ai touché à la cuisine, j’ai toujours mangé les repas préparés par les autres. Les livres non plus je n’y ai guère touché, je sais pourtant lire. Ces choses ne sont pas pour moi, chaque sœur a ses attributions, je suis sépareuse et ma place n’est que là, ne peut être que là. Tout écart me serait reproché, on me châtierait.
Les antiques, anciens ouvrages s’alignent. Leur poids fait parfois gémir mes courbatures, me fait fléchir, et je dois retenir mon souffle et les cris de l’effort. Mes mains manquent les échapper. Nulle ne doit m’entendre. Plusieurs soirs je consulte et rien. Aucun livre ne mentionne l’utilisation de jaune d’œuf en grande quantité, de la façon que j’attendais. On cuit les viandes, on utilise les plantes, on choisit les moutons. La poussière emplit l’air, rend ma langue pasteuse, mes narines sèches. Un soir, pourtant, je trouve à terre sous un rayon, un livrinho de format inhabituel, fin, relié d’une toile crevée aux angles. Presque un cahier. Souillé.

« Le Recettuaire Irma Teofilia Celeste »

Je me baisse et le glisse sous ma robe, sa toile cirée par l’usage est glacée. J’ai regagné ma cellule. Il craque à l’ouverture. Les pages sont dentelées, ourlées des fleurs verdâtres-bleuâtres de la moisissure. Il me faut plusieurs semaines pour connaître et retrouver le contenu de ce livre. En déchiffrer les secrets. Mais je sens que c’est là. Il suffit de chercher. La crème-lait, la bave d’ange ou de chameau, les œufs mous, les douceurs, douceurs d’orange ou de courge, le blanc-manger, le manger du roy. La langue est étrange et certains mots sont effacés, mangés par le temps et les rats. Des tâches de gras rendent par endroits le papier transparent, comme vessie de porc. Souvent, les quantités sont notées en plusieurs fois pour la même matière et je ne sais pas toujours laquelle est la bonne.
La religieuse qui l’a annoté a relevé, parmi ces préparations d’usage courant, une paste arabe qui emprisonne l’air pendant la cuisson. Une paste qui gonfle et ce faisant s’allège de ce mouvement, écrit-elle, se transforme de compacte en un souffle croustillant de couches superposées et indépendantes. Une architecture de peaux successives, régulières et distantes comme les traits foncés de l’aubier. Paste en feuilles, gonflée d’air. Il y a les autres recettes, mais rien de comparable à cette étonnante réalisation, rien qui n’éveille ma curiosité à ce point, que cette paste d’air, qui sait gonfler sans ferment, ne renferme pas un soupçon d’œuf, se multiplie en lames fines, innombrables et légères. Cette paste doit naître d’entre mes mains.
Je n’ai pas accès à l’office, la sœur des cuisines ne laisse entrer que celles qui ont déjà manié cuiller et aliments. Il me faudra attendre d’être seule, dans le creux de la nuit, pour m’y consacrer. Mettre de côté les matières, beurre frais, farine fine. Un pichet d’eau. Le soir, en évitant les heures des sœurs perdues du sommeil, qui errent souvent la nuit par les couloirs, et bercent de leurs pas leurs corps récalcitrants. Leurs traînes de bure bruissent dans l’obscurité. Dès avant me ménager aussi, sans être vue, par une porte à laisser entrouverte, l’accès au four.
Cette nuit donc, le premier essai. Plus tard encore que l’heure de la bibliothèque. Agenouillée, je prépare le paston dans le creux d’une jatte, de farine mouillée que je masse en boule. L’eau donne à la farine cette odeur de promesse, c’est la première alchimie. Pincée de sel. Quand elle est souple, qu’elle oppose un peu de résistance, qu’elle s’amasse si je la lâche, je la tends sur la planche d’olivier la plus lisse, farinée. Auprès de ma chandelle, j’ai fondu un morceau de beurre. Du coin de mon mouchoir, je l’étale fin sur toute la moitié du paston étalé. Les nuits depuis quelque temps redeviennent fraîches, et bientôt le beurre s’est figé, je l’enferme en ramenant dessus la partie du paston non beurrée. Je déplace d’un quart de tour ce deuxième rectangle et de nouveau, applique la fine couche de beurre fondu dans une des coupelles noires. Sur la moitié de gauche, et je plie. Je donne un quart de tour à la paste. Cela plusieurs fois. À chaque pliage, comme écrit, je l’étale aussi avec le rouleau de bois.
Si dans le couloir, j’entends le traîné des tissus sur le sol, je souffle la bougie. J’attends ensuite que le silence se fasse.
À la fin de la nuit je sors de ma cellule, sors du bâtiment, me glisse jusqu’au four avec la paste sur la planche d’olivier. La pierre est encore chaude, je pousse une bûche sur les braises assoupies, une flambée part. La lumière sort par la bouche, j’attends que la chaleur se répande et vibre. Il faut un four d’une chaleur experte, d’une grande chaleur bien dosée. Et vive. J’enfourne sur la pierre le dernier rectangle né des pliages répétés. J’attends.
Quand je la retire du four, la paste a opéré ce petit miracle de la levée sans levain, montée je ne sais comment. Je goûte. Les bouchées craquent et tombent dans ma bouche, en miettes et en bruit léger. Comme les feuilles tombées d’automne, cuites d’hiver et sèches de printemps. Elle a un parfum attirant. Éveille la gourmandise. Je disperse les braises et retourne à ma cellule. Se lever bientôt.
Les jours qui suivent je pense, et repense, à cet ouvrage de paste, comme les feuilles d’un livre qui volent, et cassent. Plusieurs nuits de suite je recommence, et plusieurs nuits de suite le miracle de la paste qui monte sans levain a lieu. Cette paste surprend dans la bouche, mais son goût est ordinaire.
Je lis et relis le livrinho : trouver une recette pour les jaunes, qui chaque jour partent en eau, les utiliser. Je relis celle des œufs mous.
Connais douceur, jaune d’œuf et sucre en paste. L’ai en tête. Mais ces jaunes mêlés de sucre forment sais, un goût écœurant, une couleur trop intense, laissent la lourdeur au ventre. Les œufs mous, les sœurs qui les mangent sont lourdes aussi.
Ai idée d’une rencontre des deux recettes pour n’en former plus qu’une. Où les feuilles de la paste s’égrèneraient dans la bouche et seraient liées ensuite, roulées entre les dents et la langue, par les jaunes d’œuf et le sucre.
Du travail d’aujourd’hui, ai gardé les jaunes des derniers œufs séparés, ai aussi caché une jatte de ces cristaux semblables au sel et au goût de miel, de sucre. Trouver l’équilibre de ces matières entre elles, faire avec la paste cette alchimie. Ai apporté aussi, les petits récipients noirs à bords fins.
Auprès de la chaleur du four, ai préparé une crème à épaissir, crème des jaunes, arrangée des cristaux de sucre, en de lentes remuées. Ai recommencé en plusieurs fois : trop liquides ou trop épaisses, chargées de grumeaux, les crèmes demandent un tour de main continu et régulier, il faut trouver le bon assemblage, avoir travaillé ensemble, les œufs et le sucre, jusqu’au point précis, jusqu’à la consistance, épaisse et molle. C’est presque l’odeur d’une sueur qui monte de la terrine, d’une tiédeur de la peau. Et recommencer encore, à nouveau, et à chaque fois, jeter dans la ribeira les ratages mort-nés, les amas glaireux, désagréables à la bouche. Pour reprendre, modifier légèrement, les quantités, le temps passé à remuer près du four, la force du poignet, la cuisson. Disposer ensuite, sur la plaque à petits gâteaux, les récipients noirs emplis des crèmes d’œufs. Chercher la bonne cuisson. Recommencer. Et puis, essayer avec la paste. À l’heure bleue, ai sorti de la bouche du four les derniers récipients noirs de la nuit.
Ai brûlé mes bouts de doigts, le bout de ma langue à les vouloir connaître trop vite : le résultat est décevant. La paste est à point, craque en lames fines et dures. Mais les œufs mous, chaque fois, se bloquent en omelette compacte, en rien agréable au palais ou aux sens de la bouche.
Tout au long des jours suivants, ai pensé à cette rencontre qui ne se fait pas, entre le souple de la crème d’œufs et la paste qui se défait en miettes. Une nuit, ai allongé la crème d’eau, la paste était molle et la crème sans saveur véritable, formait de mauvais grumeaux. La nuit d’après, l’ai allongée de lait, la paste était toujours molle et la crème d’œufs meilleure, plus souple, aux grumeaux plus rares. Ai cru trouver à ce moment la réponse attendue, ai multiplié les essais jusqu’à l’aube. Même chose trois nuits d’affilée, en vain.
L’idée ensuite des crèmes grasses tirées du lait, ai essayé de nouveau. La fatigue et le sommeil dans tout le corps. Changer les mesures, et les tours de main, rien n’y fait, grumeaux ou crèmes trop cuites.
Pourtant, après quelques nuits de labeur, au sortir du four. Elles sentent finement et, les crèmes à la surface sont entachées de noirs, surface résistante qui quand elle cède, laisse voir à l’intérieur une chair souple, blanche et coulante, au goût animal, chaud, lisse et rond. Ces crèmes enveloppent la bouche. Ne coulent ni ne coulent pas, comme le mouvement de fuite animale du blanc d’œuf. Suis épuisée. Ranger les traces de mon activité nocturne. Les premières se lèvent, les rejoins pour la prière du matin.
La nuit suivante, préparer, comme aux nuits du début, le paston à plier et replier encore, à étaler toujours. Dans les récipients noirs, l’arranger en cônes, pointes au fond et les coller aux parois, en autant de doublures à l’argile vernissée. Refaire par trois fois les crèmes pour obtenir la consistance voulue. Verser, en chacun, un peu de ces crèmes. Disposer ensuite les petits récipients sur la plaque des biscuits, sur la pelle à four. Ouvrir le four, à chaleur experte, celle qui fait s’effeuiller la paste et se tacheter les crèmes. Les glisser dans l’âtre. La chaleur m’attrape le visage.
Après un moment, sortir les résultats de mes nuits de labeur clandestin : et c’est, tout à fait ce que voulu. La paste s’effrite en morceaux secs, et les crèmes lient de sucre et d’œuf, dans un bruit qui cède et s’assourdit immédiatement. Tièdes, ces bouchées sont un baume et une liqueur, je m’assieds pour m’y consacrer. Et mou et dur, le goût du lait, la matière charnue couvre la bouche. Plus tard, je range, efface vite les traces de la consécration de mon travail.
Dans l’ancien livre de toile porté sur mon ventre, ai noté au coin d’une page les mesures de cette crème à joindre sur les bouchées de paste. Ai baptisé ces bouchées du nom de pastels, petits ouvrages de paste. Pastels de crèmes.
Un jour peut-être, les sœurs ici, mangeront ces pastels dont je porte le secret des mesures. Leur confection se sera ajoutée à ma tâche de sépareuse. Je vis avec cela au creux de moi. Un jour peut-être, déjà je me vois : je remplis sans fin sur les plaques à four, les petits récipients noirs ; la paste s’élève et dore, les crèmes se figent, brunissent en surface, se tachent de noir. Les sœurs les mangent tièdes et les saupoudrent de cannelle moulue fine, de sucre en poussière fine comme farine.
Et, dans l’immense cuisine, des sœurs suent devant d’énormes marmites, mélangent les crèmes d’un mouvement lent, les crèmes onctueuses, du jaune de la crème de maïs, crèmes, jaunes d’œuf et sucre, là, l’alchimie réalisée : le blanc et le jaune en une couleur. De la table monte, à chaque coup de la paste sur le bois, un nuage de farine vite disparu.
Les formes de cuivre ont remplacé les récipients de terre noire.
Toutes s’activent et s’organisent, en ouvrières empressées. On enfourne, défourne, et enfourne sans fin de tôt le matin à la fin du jour, pour nourrir le ballet des charrettes dehors, qui mèneront les pastels de crèmes à la ville. Les odeurs des différents moments de préparation se mélangent, se font une seule, aigre et chaude, odeur d’aisselle, née de beurre fondu, de la cuisson des crèmes, de la cuisson des pastels, des corps des novices qui officient ici. Odeur ronde et douce aussi.
Arrivée ici jeune et sèche, le corps creusé par la dureté des travaux de ferme, je m’en souviens, je n’étais qu’un peu de viande sur mes os. Aujourd’hui le corps rond, lourd, je sue, et bouge difficilement. Les jaunes et les blancs.
Et depuis déjà longtemps, quelque chose chauffe et progresse en un endroit de mon corps, je ne sais pas, pas pareil, se raidit, je sens, près de mon entrecuisse, poindre ce que je couve donc et qui me fatigue tant, cette forme de la forme d’un œuf sous ma main, qui est mienne et qui est autre. Cette douleur qui grandit m’aliène et parfois, me pousse à crier quand je suis seule.
Les sœurs ont dit de la sœur d’avant, qu’elle est morte d’un œuf qu’elle portait bas sur le devant de son ventre. Garder sous ma ceinture, à cet endroit, le livrinho de toile abîmée, m’apaise un peu.

* Né en 1975, Emmanuel Dos Santos Monteiro habite dans la Loire. Il est le lauréat du concours de nouvelles 2006 organisé par la librairie La Mandragore à Chalon-sur-Saône et dont Le Matricule des anges est partenaire.

Pastisserie conventuelle Par Emmanuel Dos Santos Monteiro
Le Matricule des Anges n°87 , octobre 2007.
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