Parution, aux éditions Fleuve noir, du Lexik des cités - notez l’usage du K, lettre chérie des Modernes, en témoignent les magazines Epok ou Teknikart, mais aussi Arno Klarsfeld ou Guy Moké. Soit, agrémentée d’un tas de dessins et graffs, la cartographie de l’idiome dit « de banlieue ». On y retrouve le lot attendu d’emprunts aux langues étrangères - en priorité anglo-américaine ou arabe -, du verlan plus ou moins exporté en centre-ville, divers dérivés - comme se fraîcher avant un rendez-vous -, et aussi quelques images réussies - être Alcatraz (c’est-à-dire privé de sortie) ou moelleux (pour dire la paresse bienheureuse). L’ensemble se voulant dictionnariquement dans les clous, il y a de l’étymologie et des exemples ; si l’on se sent d’humeur chagrine, on dira la recension un peu distendue - en quoi s’arracher, balance, condé, douiller, galère, t’inquiète, niquer, raquer, limer constituent-ils un monde à part ? -, ou bien insuffisamment interrogée - par quel miracle la langue orale retrouve-t-elle le sens étymologique de certains termes, tel gâter au sens de « détruire » ? -, ou encore lacunaire : pas de trace ici de la si jolie nuigrave, qui, paraît-il, désigne parfois une cigarette. Sans doute l’usage varie-t-il d’un ensemble urbain à l’autre.
Donc, du bon et du moins bon comme dans tout glossaire, et pardon pour cette fiche de lecture assez fastidieuse. Mais c’est par dévouement, car personne ne semble jusqu’ici s’y être collé. D’articles en émissions, la large couverture médiatique fut ainsi autant évasive qu’enthousiaste. C’est un livre « passionnant », s’enflamme le journaliste du Monde - puis il cite vaguement une dizaine d’articles, et se rendort peut-être ; plus pointu encore, un rédacteur de l’Express souligne épaté que le lexique est « vivant » : voilà qui arrache, courons l’acheter. Curieuse promo, et désormais courante : dès lors que le « langage des cités » fait l’objet d’une étude ou d’une nomenclature, qu’un sociolinguiste revient, les mains pleines de mots, d’une « mission » - c’est bien le terme qu’ils emploient - en terre rapeuse, chacun de se féliciter de l’existence d’une langue si (au choix) : savoureuse / inventive / bigarrée / authentique. De la banlieue, qu’on aime moyennement, on adôôôre les vocables ; on ne cesse d’en dire la singularité, pour mieux circonscrire ses utilisateurs à une identité distincte.
Sauf que : l’entreprise n’est pas ici coloniale, puisque ce sont de « jeunes originaires d’Evry » qui ont eux-mêmes mis la main à la pâte, sous l’égide de Marcela Pérez, coordinatrice de l’association Permis de vivre la ville. Ah bon, c’est bien. Laissons-lui la parole : « Partir à la découverte de sa propre pratique langagière, et des clivages provoqués par celle-ci, impose de grandir et engage profondément la responsabilité de celui qui donne à voir. En ce sens, ce travail est une belle preuve de maturité citoyenne ». Cette phrase, pure merveille de syntaxe contournée et de jargon putassier, laisse à croire 1) que la rédaction d’un dictionnaire saura sortir de leur fange ceux qui n’avaient encore qu’une conscience confuse de leur « pratique langagière » 2) qu’elle leur permettra en conséquence d’apercevoir l’horizon d’une « maturité citoyenne » jusqu’alors impensable. Que seraient devenus les hirsutes de la langue, si on ne leur avait tendu un miroir ? L’exercice linguistique, ou l’éternel retour des Jésuites : fraîché d’un tel avant-propos, le dico peut partir peinard en tournée. Et la cerise est encore à venir : dans la présentation de l’équipe lexikale, on apprend que l’une des autrices, Miss Mali-France 2006, sait associer « beauté et citoyenneté » : cela nous change par bonheur des bombasses irresponsables.
Avec la langue Lexicatraz
novembre 2007 | Le Matricule des Anges n°88
| par
Gilles Magniont
Les mots ont leur maton, c’est la ralmo.
Lexicatraz
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°88
, novembre 2007.