Le journal débute sur une visite à la concierge de Paul Valéry. Dans la loge, un fox-terrier aboie, « qu’est-ce que c’est ? », l’ambiance rappelle les films de l’époque, Carné ou Duvivier. Son livre dédicacé par le maître attend Hélène Berr qui repart « inondée » de joie. C’est dire l’amour de cette jeune fille pour la littérature. Anglaise de préférence, elle prépare l’agrégation à la Sorbonne et en est imprégnée au point d’appeler son fiancé Lancelot of the lake. Du romantisme dénié de mièvrerie, tous les ingrédients du genre sont réunis dès les premières pages. Primauté au rêve et à l’imagination sur le réel. Hélène Berr avoue baigner dans « une atmosphère limpide si étrange et si merveilleuse » qui la protège du reste du monde. Conscience aiguë de la fuite du temps et communion avec la nature sont aussi de la partie : « Je suis restée à rêver sur le banc là-haut, à me laisser caresser par cette atmosphère si douce qu’elle faisait fondre mon cœur comme de la cire ». Un cœur de 21 ans dont les premiers émois coïncident avec un avis de spoliation adressé à son père. Comment dès lors conjuguer jeunesse et terreur nazie, la vie avec cet « effroyable engrenage » ? Le mot, seul capable d’expliquer cette machine de destruction qui « tourne, tourne et happe sans cesse », revient plusieurs fois sous la plume d’Hélène. Au-delà de la personnalité tout en finesse et en sensibilité littéraire, en générosité d’une jeune fille mélomane pleinement consciente de ses talents, demeure le témoignage historique. La chronologie de l’engrenage vu côté « territoire enchanté », un périmètre compris entre la rue Soufflot et le boulevard Saint-Germain, pas encore dépouillé de ses librairies qui servent de points de repères à l’étudiante.
Pour elle, comme pour de nombreux juifs, l’un des tout premiers rouages prend la forme de l’étoile jaune, « l’insigne » qu’elle tient à porter pour éprouver son courage en dépit des regards haineux et la condamne à voyager dans le dernier wagon du métro. Premier choc mais aussi première vraie question qui l’arrache à jamais du monde de l’insouciance : « Où cela peut-il nous mener ? » Elle sera suivie par beaucoup d’autres au fur et à mesure que la machine s’accélère notamment avec l’arrestation de son père, « Mais est-ce que c’est fuir, que d’échapper au sort inévitable ? » S’emballe après le retour d’une rescapée de Drancy : « ce sont les familles qu’on déporte ; où pensent-ils en venir ? Créer un Etat juif esclave en Pologne ? (…) à quoi servent les petits ? » Cette spirale parallèle de questionnements semble s’enrouler autour du mécanisme infernal, happée à son tour mais prouvant qu’en 1944 on ne savait toujours pas, on doutait pour le moins, même du côté des plus menacés. Le journal éclaire par ailleurs sur le rôle déterminant de la police française, « Marcel » selon le langage codé utilisé par Hélène dans sa dernière lettre. Rafle du Vél d’Hiv’ pour citer la plus connue, bébés et enfants déportés pour respecter le quota de mille personnes par convoi - « Que voulez-vous, madame, je fais mon devoir ! » -, argent et bijoux volés avant le départ à Auschwitz, Hélène Berr a voulu tout consigner. Par devoir de mémoire certes mais aussi par amour pour Jean. Pour que le jeune homme parti s’engager à Londres n’ignore rien des sentiments qui étaient les siens au cas où le hasard viendrait à s’abattre sur elle et sa famille. « Cela sera-t-il ou non ? » Elle mourra à Bergen-Belsen, en avril 1945, quelques jours avant la libération des camps par les Anglais. Sa dernière lettre datée du 8 mars 1944 était destinée à sa sœur Denise. « Ce matin à 7h 30, dring ! » Dring ? Un mot indémodable, définitivement moderne.
Journal
1942-1944
Hélène Berr
préface
Patrick Modiano
Tallandier
300 pages, 20 €
Histoire littéraire Les temps modernes
février 2008 | Le Matricule des Anges n°90
| par
Françoise Monfort
Le Journal d’Hélène Berr (1921-1945) avait été conservé cinquante ans par sa famille. Portrait d’une jeune Parisienne en quête de vérité sous l’Occupation.
Un auteur
Un livre
Les temps modernes
Par
Françoise Monfort
Le Matricule des Anges n°90
, février 2008.