Deux îles d’une même cité dans un Nord innommé. Sur l’une il tient un restaurant au-dessus duquel habite sa mère malade. Sur l’autre il se rend pour remplir ses obligations de médecin de police. Ainsi oscille la vie de Xavier, un homme silencieux et introverti, qui s’épuise à faire la navette entre ces deux mondes unis seulement par le pont qui les relie. Une disjonction matérielle qui sous la plume de Nils Trede né en 1966 en Allemagne et vivant en France depuis une dizaine d’années, prend les allures d’une déchirure impossible à suturer.
Le mal essentiel de Xavier, c’est la solitude, « cette solitude, qui ne laisse aucune chance de lui échapper » à moins de bouger « avant qu’elle ne nous tue ». Elle naît du sentiment de ne pas arriver à atteindre l’Autre (« des créatures verticales sans visage »), ni de pouvoir recevoir de lui « un geste humain, aussi infime soit-il ». De la nostalgie de ne connaître plus rien d’entier, d’intègre, et de se savoir pourtant capable d’amour. Car l’amour existe, preuve en est ce couple aimant, « plein de douceur et de vérité », qui s’installe un jour de pluie au restaurant. Elle, Xavier la reconnaît aussitôt comme la femme de sa vie, avec qui il pourra partager son idéal d’authenticité, d’harmonie, et son langage sans tricherie ni superflu. Il lui suffit juste d’entrer dans son existence, de se faire remarquer…
Placée sous le signe de l’attente, la dérive onirique de Xavier qui diffuse au fil des lignes une étrange impression d’anesthésie, s’accompagne pourtant d’une sensualité précise et concrète - à commencer par la présence ambiguë, maternelle, quasi amniotique, mais oppressante de l’eau (du fleuve, de la pluie ou des larmes pleurées), et dont la prose placide de Nils Trede qui écrit directement en français, se charge de contenir la violence voilée. Une sobriété de style qui n’en rend que plus désespérés la détresse et les éclats de haine et de folie qui fissurent ce récit hanté par les motifs du gel et de la pétrification. C’est qu’il faudrait un acte de volonté inouï de la part de Xavier pour pouvoir en finir avec sa vie de balancier, ce va-et-vient compulsif dans la frustration et le fantasme. À l’image récurrente et symbolique de ce bateau monté dans l’écluse, il faudrait vouloir se tirer de sa propre inertie répétitive et mortifère pour avancer, s’élever, changer de palier. « Ferme d’abord les portes que tu as ouvertes pendant ton voyage derrière toi, et ouvre ensuite celles qui viennent après. Ferme-les de manière définitive, pour toujours et à jamais. Puis ce qui vient te fera monter, te fera gagner, si seulement tu as fermé les portes derrière toi. Si tu ne le fais pas, ce qui vient te fera retomber sur le chemin d’où tu viens, dans le passé, dans ce qui doit être révolu. » Mais cette observation que Xavier se formule à lui-même comme une maxime de vie, encore s’agit-il de l’appliquer une fois pour toutes à son existence. À moins qu’il y ait nécessairement un sacrifice à accomplir avant de prendre enfin une telle décision…
Nils Trede dont c’est remarquablement ici le premier roman, ne nous livre pas seulement une parabole, troublante d’humanité, dont la force est de transformer un simple événement en la question vitale de la possibilité de l’amour. Dans un monde où faute d’être « réchauffé » de l’intérieur, l’on risque bien de mourir de froid, il nous suggère d’adopter l’attitude du (re)commencement, de l’ouverture à ce qui nous requiert comme présences - le seul mouvement qui puisse nous faire renouer avec des sources de vie négligées.
La Vie pétrifiée de Nils Trede
Quidam éditeur, 134 pages, 15 €
Domaine étranger Seul au-dessous de zéro
octobre 2008 | Le Matricule des Anges n°97
| par
Sophie Deltin
Dans un premier roman sensible, Nils Trede suit les tribulations d’un homme menacé de geler à défaut de réussir à vivre un amour partagé.
Un livre
Seul au-dessous de zéro
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°97
, octobre 2008.