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Pays Un refuge après le désastre

janvier 2009 | Le Matricule des Anges n°99 | par Neige Sinno

19 heures à Mexico D.F., dans la salle de projection d’une grande librairie du quartier bourgeois de la Condesa. Peu à peu les gens entrent, des lecteurs distraits qui viennent passer là une heure ou deux, quelques étudiants, des intellectuels, de vieux exilés. À la place de l’écran, sur l’estrade, une grande table a été installée avec des petits cartons indiquant les noms des intervenants. Ils sont trois, assis, malhabiles, devant le public désinvolte. Un homme blanc avec une barbe de trois jours et une chemise grise, un homme à la peau sombre, les yeux transparents, les mains croisées devant lui, très calme, qui sourit en regardant dans le vide, une jeune femme aux cheveux très noirs, en robe noire, qui porte du rouge à lèvres très rouge. Un Kosovar, un Irakien, une Mexicaine.
Xhevdet Bajraj, le Kosovar, lit ses poèmes en premier, dans un espagnol torturé par un fort accent. Il est arrivé il y a neuf ans, fuyant son pays. Il a été accueilli pendant trois ans à la Casa Refugio, refuge mexicain dirigé par un Français qui donne asile à deux écrivains menacés chaque année et leur donne la possibilité de continuer à écrire et à vivre dans un nouvel environnement qui leur échoit, le plus souvent par surprise. Xhevdet Bajraj a appris la langue et même adopté la nationalité mexicaine. Il parle de son pays dans ses poèmes, de la douleur et de la lumière de son pays. Il tourne les pages d’un petit recueil, se tait un instant, reprend la lecture. Puis il lit un poème qui parle d’une nouvelle maison, de l’incrédulité de ceux qui vont, tant bien que mal, l’habiter. Mettre leur vie, leurs affaires, leur corps désorienté dans ce lieu qui n’est pas encore à eux mais qui promet, peut-être, de le devenir, eux qui pensaient ne plus jamais avoir de lieu.
L’idée d’un réseau de villes-refuges est née en 1993, après l’assassinat de l’écrivain algérien Tahar Djaout, au sein d’un groupe de solidarité entre intellectuels alors présidé par Salman Rushdie : le Parlement international des écrivains. À Mexico, la ville a financé la restauration d’une ancienne maison de famille en ruines et en janvier 1999 s’est ouverte la Casa Refugio Citlaltépetl. Depuis sa fondation, elle est dirigée par Philippe Ollé-Laprune, qui entre mille autres activités a dirigé pendant sept ans le Marché de la poésie de Paris, publié en 2007 l’anthologie Cent ans de littérature mexicaine aux éditions de La Différence et prépare actuellement pour Gallimard une anthologie de poésie latino-américaine. En lien avec différentes associations de défense de la liberté d’expression - comme l’International cities of refuge network qui fournit les dossiers et contacts des écrivains en danger -, la structure trouve des fonds surtout grâce aux services culturels de la ville de Mexico. En sus de la diffusion des travaux de ses invités, la Casa publie la revue trimestrielle Lineas de Fuga, organise des événements culturels, rencontres, conférences, ateliers d’écriture… Elle dispose de deux appartements pour les écrivains, de bureaux, d’une salle de conférence, une librairie et un restaurant.
Hatem Abdulwahid Saleh vient d’arriver au Mexique, après avoir essayé de s’exiler au Maroc où il a été espionné. C’est le nouvel invité de la Casa Refugio. Irakien, il ne parle ni espagnol ni anglais. C’est Adriana Romero-Nieto, coordinatrice des projets culturels et éditoriaux de la Casa, qui s’apprête à lire les traductions de ses poèmes. Elle est émue et un peu gênée. Elle le regarde un instant puis fixe un point dans la foule et elle lit les poèmes de l’homme assis à ses côtés. Des poèmes qui parlent de la douleur et de la lumière de son pays. Des morts qui l’accompagnent, des morts de son pays. Un texte raconte un cauchemar « Alors que je regardais le mur/ entrevoyant des doigts ensanglantés en habits de vide/ J’ai demandé : qu’est-ce que c’est ?/ Et on m’a répondu : un bon conseil, tourne le dos/ car nous ne pouvons pas te voir si tu n’as pas le dos tourné ».
Puis c’est son tour. L’Irakien récite ses poèmes, de mémoire, en regardant le public sans quitter son sourire, en arabe, une langue que personne d’autre que lui dans la salle ne peut comprendre. Ses mains prennent peu à peu possession de l’espace. Il danse ses poèmes sans bouger de la chaise, il scande, il chante. Il se fait un silence dans la salle. Un silence chargé de ce sourire qui a vu mourir des hommes, des femmes, des enfants, ce sourire qui est comme un puits sans fond et en même temps comme une toupie de couleur qui tourne sur elle-même dans une cour vide. Quelque chose se passe. On ne peut pas dire ce que c’est. La lecture se termine. On applaudit. Personne ne dit rien. On attend un peu puis on commence à sortir de la salle.
Une librairie vend des livres. Une association culturelle publie des revues, organise des conférences, trouve des lieux pour des lectures comme celle-là. Une microsociété parmi les autres, chaque jour plus marginale, surtout dans un pays comme le Mexique où les gens ne lisent pas. Mais la magie insoumise ne pourrait pas surgir sans ces efforts infinis pour mettre en place ses conditions de possibilité. Et c’est ce que font les membres de la Casa Refugio, au Mexique, comme le font d’autres passionnés anonymes dans d’autres pays, ils fabriquent du possible avec les moyens du bord, quelques subventions du gouvernement, la bonne volonté des uns et des autres, la parole qui brûle les écrivains exilés. Ce sont des passeurs.
Ils font passer, comme ce soir-là dans la librairie de la Condesa, une certaine idée de la littérature, bataille fragile contre l’oubli, pont lancé entre des précipices par des gens qui croient encore que l’on peut, avec les cordages du langage comme seule arme contre la barbarie, essayer, avec obstination, patience et cette forme si particulière d’inconscience, de repousser la folie silencieuse qui nous envahit.
> Cette rubrique est ouverte à nos lecteurs qui résident à l’étranger. Vous avez des sujets à proposer sur la vie littéraire de votre pays ? Écrivez-nous à Lmda@Lmda.net

Un refuge après le désastre Par Neige Sinno
Le Matricule des Anges n°99 , janvier 2009.
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