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Traduction Thierry Gillyboeuf

mars 2009 | Le Matricule des Anges n°101 | par Thierry Gillyboeuf

Correspondance, de Emerson et Thoreau

Il est surprenant et inexplicable que certains livres n’aient jamais été traduits en français, à l’instar de A Week on the Concord and the Merrimack River, le seul ouvrage que Thoreau ait publié de son vivant avec Walden et dont on découvre outre-Atlantique qu’il est de la même veine que celui qui a fait sa renommée. Mais cette lacune sera bientôt comblée, puisque les éditions Mille et Une Nuits publieront cet inédit de Thoreau dans le courant de cette année, dans une traduction à laquelle je mets la dernière main.
Ce qui est encore plus énigmatique, c’est que certains livres n’existent pas, même dans l’original. C’est le cas de cette correspondance croisée entre Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau. Et je dois à l’enthousiasme de Guillaume Zorgbibe, directeur des éditions du Sandre, d’avoir pu me lancer dans cette aventure. Certes, il existe bien les Complete Letters de l’un et de l’autre, mais de correspondance croisée, point. La réunir ne fut pas difficile, il s’agissait juste de ne pas oublier les lettres échangées entre Thoreau et Mrs Brown, la belle-sœur fantasque d’Emerson dont il semble avoir été épris.
Bien qu’équilibrée numérairement, la correspondance penche néanmoins du côté de Thoreau. En effet, l’écriture d’Emerson est limpide, structurée, organisée, comme sa pensée. En revanche, les lettres de Thoreau sont toutes en bifurcations, en chemins de traverse, en paradoxes apparents, dans le plus pur style zuihitsu des Heures oisives de Urabe Kenkô. Et régulièrement on se trouve confronté à l’une des pires difficultés du traducteur : le sens nous est perceptible et compréhensible en anglais, mais il nous est comme ontologiquement impossible de le restituer en français. En bien des endroits, même dans ses textes plus aboutis, plus travaillés, la pensée et l’écriture de Thoreau restent déroutantes et insaisissables. Il n’est que de voir la lettre alambiquée dans laquelle il déclare sa flamme à l’épouse d’Emerson, pendant que ce dernier est en tournée en Angleterre, avec toute la fièvre et la retenue dont un habitant de Nouvelle-Angleterre était capable, le transcendantalisme n’étant après tout qu’un surgeon luxuriant du puritanisme. Nous n’avons pas la réponse de cette dernière, mais elle semble l’avoir éconduit en des termes qui ne laissaient planer aucune ambiguïté, contribuant ainsi à faire de Thoreau la préfiguration de l’écrivain célibataire à la Kafka.
Mais le travail du traducteur est jalonné aussi d’une infinité de petits écueils qui viennent sinon le gripper du moins le ralentir. Ainsi, cet infatigable observateur de la nature que fut Thoreau, qui collecta des spécimens pour le grand naturaliste américain Agassiz, évoque régulièrement telle plante, tel oiseau, tel habitant des marais et des bois, soit par le nom latin, soit par leur nom vernaculaire. Il faut alors avoir recours à un lexique édité par l’Office des Eaux et Forêts du Canada, dont la faune et la flore sont assez semblables à celles de la Nouvelle-Angleterre, pour découvrir qu’un alewife est un gaspareau (à ne pas confondre avec l’alose)…
Et Thoreau ponctue ses lettres de citations plus ou moins approximatives, dont retrouver le texte original ou l’équivalent relève du parcours du combattant. Ainsi, on peut passer trois heures à suivre ligne à ligne le Roman de la Rose et la traduction qu’en a faite Geoffrey Chaucer, avant de trouver les vers originaux (v. 4712-4714) ! Ailleurs, c’est une traduction faite par Thoreau lui-même de Chateaubriand (sans citer sa source) ou d’une version française de Mencius, dont il est indispensable de retrouver l’original. Ou encore les passages de la Bhagavad Gîtâ et du Gulistan de Saadi dont les versions anglaises sont à ce point différentes de leurs traductions françaises que retrouver les équivalences fut tellement difficile que je ne fus pas loin d’y renoncer.
Quel lecteur pourrait avoir conscience de ces achoppements ? Ils constituent la partie à la fois exaltante et ingrate de la traduction. Exaltant parce que si on a pu pester et se décourager en s’échinant sur trois vers, un mot vernaculaire ou une citation en français approximativement traduite, avoir surmonté cet écueil procure une vive satisfaction à cet avatar du scholar esseulé qu’est bien souvent le traducteur. Mais c’est parce qu’il n’y a personne avec qui partager ces petites victoires, ces petits triomphes. Le lecteur d’autant moins qu’une citation de Chateaubriand ou une traduction de la Bhagavad Gîtâ lui apparaîtront comme la chose la plus naturelle du monde.
En un sens, c’est là l’un des mérites paradoxaux du traducteur d’avoir su lisser ces aspérités. Dans son brillant essai sur la traduction, Simon Leys décrit le traducteur idéal comme un homme invisible dont l’ « esthétique est celle du verre à vitre ». On pourrait d’ailleurs filer la métaphore en précisant que ce verre à vitre n’est pas sans évoquer celui de la célèbre toile de René Magritte, La Clé des Champs.
Pourquoi se lance-t-on dans une traduction quand cette activité ne constitue pas une activité professionnelle à part entière ? L’abnégation et la ferveur indispensables à ce travail s’apparentent à celles des moines enlumineurs anonymes du Moyen Âge. Mais cela participe aussi de cette vocation du partage inhérente à la littérature. Comme l’a écrit Saint Valery Larbaud, dans ce bréviaire de tout passeur que se devrait d’être Sous l’invocation de Saint Jérôme, la traduction est « une belle et constante école de vertu ».

* Thierry Gillybœuf a traduit entre autres E.E. Cummings, Leonardo Sinisgalli, Marianne Moore, Derek Walcott, Salvatore Quasimodo, William Carlos Williams.

Thierry Gillyboeuf Par Thierry Gillyboeuf
Le Matricule des Anges n°101 , mars 2009.
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