Sigila N°23 (nuit)
A partir du moment où origines et fins de la vie demeurent inconnues, que peut être notre perception du monde ? Le réel lui-même s’apparente à un voile tout couturé de mystères. Pas étonnant que la revue bimestrielle, transdisciplinaire et franco-portugaise Sigila poursuive inlassablement sa traque. Vingt-trois numéros ont exploré le secret sous de multiples et étonnantes facettes : Géométrie du secret, Temps du secret, Secret des sens, des origines… Après L’ombre, voilà que la revue s’attaque à l’immensité de la nuit – la lusitanienne noite. Disciple de Bachelard et de Jung, c’est le philosophe Gilbert Durand, directeur du Centre de recherche sur l’imaginaire, qui a dirigé ce numéro. Dans la préface, il évoque l’évolution de l’image de la nuit au cours des siècles, à travers l’histoire et les arts. Ainsi l’Inquisition, la plus formidable machine à broyer de l’humain, a pu correspondre au primat des ténèbres sur la lumière. Doit-on aujourd’hui écouter ceux qui en dénoncent ses modernes avatars : l’Opus Dei et certains papes élevés sous svatika ? La réconciliation avec la nuit date de 1600 et « les premiers opéras mettant en scène Orphée et Eurydice par Crespy et Monteverdi. » Au XIXe siècle, « la musique elle-même fait place progressivement au nocturne, qui est une apologie plus ou moins cachée de la nuit. » Voir Chopin, Fauré, Schumann, Beethoven, Novalis ou Weber. « Mallarmé ouvre notre modernité au renouveau de la nuit ! ».
Aujourd’hui la peinture de Soulages exprime « l’émancipation du noir total, envahissant la toile par le chant noir de la nuit. » De là à affirmer que l’élection d’Obama célèbre « l’ère de la nuit triomphante », il y a un fossé que certains pourraient aisément franchir. Dominique Ponnau, conservateur général du Patrimoine, nous invite plus simplement à contempler à nouveau « l’éclat pur et tremblant de la bienheureuse Nuit pascale, en attendant de la traverser à notre tour. » Tandis que Bernard Sesé dans sa Poétique de la nuit selon saint Jean de la Croix cite Jean Baruzi : « par un prodige de l’imagination mystique, la nuit est à la fois la plus intime traduction de l’expérience et l’expérience ellemême. » Ce qu’Aragon traduira dans un poème du Fou d’Elsa par « Et quand il est à s’en mourir/ Jean comprend sa douleur extrême/ La nuit obscure de luimême/ Et les clous de Dieu dans son âme. » Laurence Motoret prétend, elle, que « La nuit de toutes façons, est dans la salle de cinéma, qu’on y pénètre avant ou après le coucher du soleil. Et ce qui s’affiche sur l’écran en face du spectateur est toujours une révélation… »
Dans une deuxième partie, l’Anthologie du secret rassemble des textes de Joseph Von Eichendorff, Khalil Gibran, Álvaro de Campos, Eugénio de Andrade… Si ce numéro contient moins de contributions lisutaniennes et ethnologiques que les précédents, Sigila, toujours savante, parfois académique, permet de vaincre les ténèbres tout autour de minuit.
SIGILA N° 23, 246 p., 16 € (21, rue Saint-Médard 75005 Paris)