Grumeaux N°1

La boule crantée de pointes qui orne le haut de page de l’éditorial de Grumeaux, prévient d’emblée du programme auquel la revue (Yoann Thommerel en est le directeur) va essayer de se tenir. Que quelque chose, dans les écritures, qu’elles soient de création ou de réflexion, résiste à l’aplatissement, qu’une sorte de matière dans la farine de l’ordinaire fasse grumeau, et redéfinisse la pâte du langage comme un affrontement « au réel et à ce qu’il a d’innommable ». Grumeaux dit littéralement : « résiste au fade O et au lisse = ». La somme qu’elle réunit pour son premier numéro s’organise autour du mot « Voix », sous-entendue par la question : « pourquoi / comment lire à haute voix ? ». Le champ ouvert ici est balisé essentiellement par les réponses, et parfois quelques exemples de travaux en cours, de poètes français (Christian Prigent, Jacques Jouet, Jacques Demarcq) et américains (Charles Bernstein, Jerome Rothenberg, Keith Waldrop, David Antin…), et introduit et clos par deux textes importants de philosophes slovènes, Mladen Dolar et Slavoj Zizek. La première approche, impressionnante, cherche à démêler les excès de la voix à partir d’une « théorie de la voix, de l’objet voix, de la voix comme l’une des »incarnations« principales de ce que Lacan appelait objet a ». Ce postulat posé, l’analyse articule les pensées de Levi-Strauss, Jacobson, Saint Augustin ou encore Agamben, qu’il s’agisse de comprendre comment le sens dans la voix se construit ou est débordé, ou de quelle voix l’indice de la loi dépend et vient à se former. Zizek, quant à lui, avec Lacan, interroge le chiasme que forment les rapports entre entendre et voir, ou voix et regard, décrivant, par des exemples tirés notamment du cinéma, les plans de disjonctions qu’ils produisent.
À ces deux versants théoriques, les poètes répondent aussi, selon leur pratique propre : si Ian Monk propose un poème presque sans grumeau sur sa venue à la « voix haute », dont le côté potache fatigue assez vite, Jérôme Game, impeccable lecteur bégayant de ses textes, affiche une grande maturité analytique de ses choix vocaux : « Ce qui m’intéresse, c’est quand le texte est un affect, non pas un territoire fixe ou fixable mais une série de mouvements (…). La notion de pied-de-biche, d’effraction, que la lecture soit une espèce d’effraction à l’intérieur ». Benoît Casas, lui, ponctue une sorte de poème-propositions de balises, des verbes « traduire », « sexualiser », « s’adresser », « lire-dire », à certains mots clés, ou événements que lire à haute voix implique, l’acte ne valant, à la fin, que de nous laisser « sans voix ». Luc Bénazet cartographie en un poème en double colonne les processus physiques de la voix, ce qui y est habité ou reste en dehors. C’est aussi la démarche de Cécile Mainardi de suivre « les mécanismes de la lecture à voix haute » et d’y entendre le « par cœur », la « prononçabilité », la « suspension », le « néologisme » ou encore le « cinéma dans les oreilles ». C’est un texte phare revigorant où l’on comprend pourquoi, citant Michel Chion, « le son enferme du temps à l’état sauvage ».
Grumeaux N°1, 290 pages, 10 € (Éditions Nous)
revue.grumeaux@gmail.com