Dans les malles de l’Histoire, on retrouve de vieilles fripes ; on en sort aussi parfois de petits trésors. Le premier roman du Cubain Enrique Serpa, qui parut en 1938, et qui vient seulement d’être traduit en France, fait indubitablement partie de ceux-là. En arrière-plan de ce faux-vrai livre d’aventures, l’atmosphère des années 20 dans les eaux des mers du Sud et entre les frontières d’un triangle devenu mythique : Cuba -La Havane, le Mexique, les États-Unis de la Prohibition (l’Amérique du puritanisme et du grand banditisme - Al Capone, quelque part dans Chicago, est encore en train de courir, à l’époque). Au premier plan, un armateur mélancolique et pusillanime, dont l’équipage est en fait dirigé par un capitaine, Requin, et qui passe du commerce de la pêche à celui de la contrebande d’alcool. Ou comment un armateur, auquel un docteur a conseillé de prendre la mer et le large pour soigner sa neurasthénie (due, cela va sans dire, aux femmes et à l’alcool), se prend surtout à rêver d’un glorieux trafic. Tout le roman, à la première personne, raconte ce passage. Voilà pour l’histoire de ce livre qui se lit d’une traite comme un roman d’aventures, et dont le principal attrait est de camper des personnages très présents, grâce à des dialogues vifs, cruels et/ou drôles, qu’il s’agisse du bras de fer verbal du capitaine et du héros armateur dans un bar, le rusé capitaine parvenant à convaincre l’autre de changer de commerce (l’autre louvoyant et feignant, en vain, de ne pas comprendre, et parlant d’éponges et s’indignant, mais envieux au fond de cet homme véritable), ou du récit par le second de la goélette de la découverte que sa femme le trompait. Sans oublier le « dialogue » intérieur de l’armateur, qui à travers l’eau trouble de sa mauvaise foi, voit parfois clair (le passage où il se décrit à lui-même son état au lendemain d’une cuite, quand on « lâche les amarres de soi » dans un voyage fictif et une « sorte d’onanisme interne », est superbe).
Ceci posé, il nous faut émettre deux réserves. D’abord, c’est un roman parfois trop bien léché, qui, notamment dans ses descriptions, fait penser à une aquarelle avec ses juxtapositions de verbes à l’imparfait et d’instantanés : la scène se fige, comme une photographie que l’on a prise de circonstance. Malgré la beauté de certaines « touches » (citons « le fragment de mer calme et sale, d’un vert éteint, qui se déployait comme une pupille chassieuse »), le tableau ne prend pas tout à fait. Ensuite, il n’évite pas quelques clichés : les femmes qui mangent l’argent des hommes, ou qui sont repoussantes par la sexualité qu’elles déballent même dans la misère, c’est une histoire au long cours que tout « roman de marins » amplifie et répète à son tour. Mais le véritable charme de ce roman tient justement au fait qu’il n’est pas vraiment un roman de marins : l’armateur est conscient de sa lâcheté, et de ce qu’il joue l’aventurier - son imagination est tout aussi frauduleuse que son trafic. La mécanique romanesque est en marche : le petit compteur intérieur se met à faire des tours et à se créer des mythes. Exemplaire à cet égard est la fin, où l’on voit que Requin tire toutes les ficelles, et que l’armateur est le jouet d’une histoire fictive et rêvée dont il serait le héros. Exemplaire surtout l’entrée en matière : « La goélette s’appelait La Buena Ventura. Prononcé sur la terre ferme ce nom eût peut-être été dépourvu de sens ; en mer, vivier de toutes les superstitions, il prenait en revanche la valeur d’une prédiction salutaire. » La goélette, la bien nommée, et dont la croupe fait rêver les marins. Autant dire qu’elle est, dans Contrebande, la forme d’une vie en même temps que celle d’un fantasme. Comme un nuage qu’on redécoupe.
Contrebande d’Enrique Serpa
Traduit de l’espagnol (Cuba) par Claude Fell
Zulma, 327 pages, 20 €
Domaine étranger En eaux troubles
juillet 2009 | Le Matricule des Anges n°105
| par
Chloé Brendlé
Un classique des lettres cubaines, signé Enrique Serpa, sur fond de goélette, de contrebande, et de fraude fictive.
Un livre
En eaux troubles
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°105
, juillet 2009.