César Vallejo est, aux côtés du Chilien Vicente Huidobro et du Mexicain Octavio Paz, le moins connu des poètes sud-américains. Ce n’est pas que son œuvre soit plus difficile d’abord que la leur (ils représentent tout trois les grands aînés du modernisme de l’Amérique latine), mais la complexité de sa syntaxe et son hermétisme croissant, juste avant sa grande période d’engagement communiste avec les Républicains espagnols, brouillèrent peut-être les pistes de lecture qu’une telle œuvre réclamait. Avec ce volume de Poésie complète (1919-1937), c’est toute l’ampleur et l’évolution critique du travail sur la langue de Vallejo que nous percevons d’un seul bloc, y compris la transformation radicale entre le premier modernisme des poèmes Les Hérauts noirs (1919) et Trilce, son second recueil, publié en 1922. On mesurera entre les deux livres l’écart : le premier est encore travaillé par des interrogations christiques, mais aussi par la situation andine de l’époque, son lexique est quasi baroque et l’utilisation très fréquente qui y est faite de la métaphore et des métonymies, le tournent résolument vers une logique imageante, presque précieuse à certains moments. Sans aucun doute Vallejo est-il le meilleur lorsqu’il allie sa rage rebelle à une sorte de sobriété, ou de narration lyrique, à l’exemple de ce poème éponyme de Hérauts noirs : « Ces coups sanglants sont les crépitations/ d’un pain que nous laissons brûler à la porte du four », ou bien encore dans la quatrième partie du recueil, tournée vers le peuple andin, la description d’une vieille fileuse : « La vieille pensive, tel un relief/ de pierre pré-incaïque, file sans cesse ;/ entre ses doigts de Mama le fuseau léger/ tond la laine grise de sa vieillesse.// Ses yeux à la sclérotique neigeuse,/ un aveugle soleil sans lumière les garde et les mutile… !// Sa bouche marque le dédain et en calme trompeur/ peut-être épie son impériale lassitude ».
Un chant qui appelle à l’action et au partage.
Trilce, marqué par l’éloignement de la province de Trujillo et son installation dès 1917 à Lima, où il entreprend des études de lettres et tente, par dépit amoureux, de mettre fin à ses jours, par la mort de sa mère (qui restera le motif profond de son « orfandad », sa solitude orpheline), mais aussi par son emprisonnement suite à des incidents de désordre public dont on l’accuse, est en cela un véritable bouleversement des lettres andines. Composé de 77 poèmes, ce second livre est tout entier travaillé par ce que la puissance langagière déplace par ricochets à l’intérieur de son usage normatif et académique. La force de l’hermétisme de Vallejo, comme celui de Mallarmé, ne se réduit pas à une opération gratuite, mais, au contraire, cherche à respecter ce que les événements (intérieurs et extérieurs, l’enfance, la prison, les amours, les perceptions éparses) écrasent sur le langage. Plus aucun titre ne balise le livre, les néologismes fréquents, les mots-valises, les syncopes et les rythmes impairs, la « destruction des catégories grammaticales, agglutination d’adjectifs » (précise sa traductrice) n’empêchent pourtant pas une ossature de se montrer et de révéler sa cohérence. Comme ce sera le cas dans les poèmes de la fin, les Poèmes humains et ceux d’Espagne, écarte de moi ce calice, la grande voie de Trilce appelle à une réconciliation avec la grande Unité du temps, ainsi qu’avec celle de la situation temporelle des hommes. C’est ce chant fraternel qui appelle à l’action, à la lutte, au partage du temps et de l’espace libre, que Vallejo porte au plus haut, et qui le conduira dès 1923 à gagner l’Europe (la France, l’URSS puis l’Espagne où il se lie d’une forte amitié avec Lorca) et à faire de lui l’un de ces frères de la résistance à l’écrasement de l’homme.
Poésie complète 1919-1937 de César Vallejo
Traduit de l’espagnol (Pérou) et présenté
par Nicole Réda-Euvremer, Flammarion, 400 pages, 25 €
Poésie Frère réfractaire
juillet 2009 | Le Matricule des Anges n°105
| par
Emmanuel Laugier
Le poète péruvien César Vallejo, mort à Madrid en 1938, laisse une œuvre au langage heurté, qui se refuse à la transparence, et néanmoins politique.
Un livre
Frère réfractaire
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°105
, juillet 2009.