C’est Ralph ou Markus qui vient de mettre Justin Hinds ? je me demande, en quittant le bar pour rejoindre Norman et Alfredo déjà sur la piste. Ça ne peut être que Ralph. Markus préfère le soulful reggae. Je tourne la tête. Gagné. Je le vois chanter au-dessus des platines : « This carry go bring come my dear, brings misery. » Et je lis sur son visage l’illustration parfaite de cette expression norvégienne : smile fra øre til øre, soit sourire d’oreille à oreille, sourire jusqu’aux oreilles en bon français. Souvent, le réalisme de la langue norvégienne me sidère. Cette langue dont l’immédiateté impose parfois de relever un chouïa le niveau de langage quand on la traduit en français. Et j’en suis là de ma fascination pour son pragmatisme quand je relève la tête. Je lis sur l’écran : « Es war überwältigend und wir waren fasziniert. » J’adore ces coïncidences-là. Quand la réalité rejoint une pensée, la matérialise pour ainsi dire. Du coup je me demande : passion pour la res cerebri ou déformation professionnelle ? J’ai toujours un œil et une oreille qui traînent. Sur les affiches, dans les journaux, les livres, les sous-titres, les conversations. Pour repérer les tournures inventives, réactiver les mots oubliés, attraper des phrases de dialogue, trouver des solutions de traduction. Puisqu’un traducteur est aussi un lexicographe qui doit transférer le vocabulaire passif en vocabulaire actif. Et c’est fort de cette passion pour la res cerebri que je traduis en ce moment Faire le bien, de la Norvégienne Trude Marstein, un roman où le lecteur suit la pensée en mouvement de 118 personnages, avec tout ce que cela sous-entend de digressions mentales, d’irruptions dans le cerveau de la réalité extérieure. Norman me demande, son paquet de cigarettes tendu vers moi : « Magst du eine ? » Je réponds : « Gerne. » Et je me dis que, là, un auteur norvégien aurait écrit : Jeg nikker - Je hoche la tête. Dans la littérature norvégienne, on peut avoir l’impression que les personnages passent leur temps
Je crois que je pense plus en musique qu’en littérature : la sonorité des mots, le rythme de cette langue norvégienne où on se dit tu ; et c’est toujours un problème en traduction, la réalité de la psyché scandinave avec sa hiérarchie horizontale très social-démocrate se voit gommée quand on doit faire dire vous aux personnages et révéler ainsi la hiérarchie verticale de la société française. Holger : « Ich habe 3 Stunden mit dem Schürmann geredet. » Moi : « Lass uns die Woche mal darüber telefonieren. Nicht jetzt, nicht hier. » Mon deuxième dilemme face à Faire le bien : la fidélité à la structure des dialogues. Ils se suivent dans cette pensée en mouvement, avec des dit-il/dit-elle apposés. Dans ma traduction, c’était plaqué et plat, ça sonnait faux. Normal, les dialogues norvégiens fonctionnent sur d’autres principes narratifs que leurs équivalents français contemporains. Les seconds tendent à supprimer les verbes de déclaration quand les premiers n’ont quasiment recours qu’à ce dit-il/dit-elle que les seconds détesteraient, tout comme les répétitions. Ça fait beaucoup d’impératifs. La solution, je l’ai trouvée dans deux endroits. Primo chez Christian Gailly, dans son roman Dit-il, puisque c’est toujours la littérature française qui donne la clé de l’inspiration pour résoudre un problème de traduction. Puis dans la vie, en écoutant les gens, en m’écoutant raconter les conversations des gens, puisqu’il s’agit d’un roman sur les gens, sur la vie, sur les dialogues et autres monologues internes. Car c’est ce qui me frappait : pour une fois ça marchait dans la vie et pas dans la littérature. Lex cerebri. Moi, jaloux : « C’était comment ? » Alfredo, aux anges : « - - - » En parlant de ça avec lui, du bonheur, ça me rappelle cette phrase ardue sur le bonheur, de Trude Marstein : « Jeg kjenner på lykken, men jeg kjenner ingen lykke. » Outre le jeu de mots sur le verbe kjenne qui a deux sens différents et oblige alors à trouver une parade en français pour respecter cet effet, la première phrase signifie quelque chose comme : je sens en moi si le bonheur s’y trouve / je réfléchis pour savoir si je contiens du bonheur / je me demande si je ressens une quelconque forme de bonheur. L’ami allemand à qui j’ai évoqué mon problème (il parle un peu suédois et donc comprend le norvégien) m’a répondu qu’en français, pour lui, on aurait sans doute tendance à traduire par réfléchir. Alors qu’en allemand on dirait plutôt in sich hinein schauen ou hören, donc regarder ou écouter en soi. Si on revient à l’ethnolinguistique, on en conclut que Scandinaves et Allemands utilisent un voire plusieurs de leurs cinq sens tandis que les Français ne mobilise(raie)nt que leur cerveau. Confer notre cher Descartes. « Cogito ergo sum. » Décidément : Res cerebri. Lex cerebri. Et la traduction de la phrase de Trude Marstein donne finalement : « Je me demande si je ressens du bonheur, mais je ne ressens aucune forme de bonheur. » Pas d’accord. Pas question. Ça suffit les autorités. Markus est aux platines. Il a mis l’immarcescible Liquidator dans sa version par Tommy McCook & The Supersonics : « Liquidate your problems from your mind. »
* A traduit entre autres Sara Stridsberg, Johan Harstad et Dag Solstad. Faire le bien, de Trude Marstein, est à paraître en août 2010 aux éditions Stock.
Traduction Jean-Baptiste Coursaud
mars 2010 | Le Matricule des Anges n°111
| par
Jean-Baptiste Coursaud
Faire le bien, de Trude Marstein
Jean-Baptiste Coursaud
Par
Jean-Baptiste Coursaud
Le Matricule des Anges n°111
, mars 2010.