Mer au milieu de terres hospitalières, au climat plutôt doux, aux peuples hâbleurs et drolatiques, pourquoi la Méditerranée, a-t-elle toujours convoqué le drame et la tragédie au cœur de ses arts ? Parce que des religions, des civilisations y sont nées, s’y sont mêlées, s’y exécrent ? Par simple goût atavique du sang ? Parce que le soleil qui brûle les os, ne parvient jamais à chasser le souvenir d’atrocités passées, présentes ou à venir ?
Dans un endroit assez reculé de la banlieue de Tel Aviv, mélange de terres agricoles et de friches industrielles, on arrive, si l’on s’en donne vraiment la peine, à trouver un piano bar, assez miteux. Toutes les nuits, trois hommes, trois naufragés s’y accrochent, s’y protégent, se racontant leurs histoires. Accessoirement, ils attendent le client. Jo Ohanah, le patron flotte dans une espèce de langueur mélancolique. Il fut marin. Gadi, le pianiste a raté pas mal de choses. Une carrière de musicien classique, les honneurs. A préféré s’amouracher d’une serveuse dans un kibboutz. Son âme est toute couturée depuis que son amour est parti, emportant dans son ventre, l’enfant qu’il ne connaîtra jamais. Alors il boit.
Fadil, lui, est arabe, enfin arabe israélien. Régulièrement, les siens le rouent de coups pour lui apprendre ce que collaborer veut dire. Collaborer avec l’ennemi. L’ennemi, celui qui a confisqué terres, droits sous la bénédiction de la communauté internationale. Du coup, sa tête est toute déformée, recouverte d’ecchymoses multicolores, mais Ohanah l’aime bien.
Par cette nuit d’hiver, les éléments vont se déchaîner. Vent, pluie, grêle. La porte s’ouvrira, laissant entrer quatre hommes et deux femmes en goguette. Ils viennent de faire un très bon repas. Mais la crise économique est là qui les met en concurrence au sein de leur propre entreprise. Ils possèdent chacun un passé plus ou moins douloureux. L’alcool aidant, rapacité, sexe, sadisme, violence, aveuglement, destruction vont prendre le dessus. Fadil en fera les frais. Ses amis, pris dans leurs songes se montreront d’une passivité étrange, inquiétante. Évocation du non interventionnisme des Nations ?
Le piano occupe une place fondamentale dans la montée sourde et oppressante de ce déferlement de violence. Massif, souvent cité, son mutisme tout au long du roman détonne. Il ne sera joué que pour ponctuer les coups reçus par le jeune arabe. « Ce n’est qu’à ce moment qu’ils l’aperçurent : le pianiste avait pris d’assaut la baleine noire, se penchait au-dessus d’elle et tapait violemment sur les touches de toutes ses forces, de toutes ses forces. » Ce livre où les silences s’avèrent tonitruants est construit comme une œuvre musicale. La narratrice par la puissance de son écriture, descriptive, directe, éliminant tout pathos, jouera des préludes impressionnistes, à la manière d’un Debussy, puis les variations de Bach, des chorus de Charlie Parker, pour enfin se déchaîner à la façon de Stockhausen. Le thème central, une chanson d’amour israélienne scande de multiples fois « oui, cette nuit ne compte pas trop rêver ». Alors qu’en cuisine, en sourdine, un transistor diffuse des chansons arabes.
Pour décrire la galerie de portraits, la peinture peut être évoquée. D’abord Edward Hopper et son réalisme inquiétant, ses êtres en attente, l’utilisation de la lumière, des couleurs, des effets de contre-jour, de clairs-obscurs. Ayelet Shamir dépeint ses personnages dans toute l’humanité de leur solitude. Puis tord corps et visages comme le faisait Bacon. La manière de cadrer est, elle, cinématographique. Longs travellings balayant le piano bar, utilisation incessante de flash-back pour raconter l’intériorité des personnages, saisir leurs nœuds de vie, de souffrance, de frustration. Le théâtre enfin pour l’intensité du huis clos, la façon de faire résonner le texte et vibrer les personnages. Les très brefs dialogues paraissent compactés dans la narration. Les âmes, comme si c’étaient celles de morts interpellent : « On te connaît bien, lui dit la voix brisée. Tu n’as pas le courage. Jamais tu n’as eu le courage de te lever et de tout abandonner. De toute façon, personne ne te retient de force. Autrefois tu savais te réjouir, mais aujourd’hui ? »
Un livre construit comme une œuvre musicale.
L’écriture n’apparaît pas sexuée, elle n’appartient ni à une femme, ni à un homme, mais à un écrivain confirmé. Elle souffle la nostalgie, la mélancolie, se fait très introspective tout en conservant un réalisme brûlant comme la glace. En cela, le passage où Lili, une des secrétaires quinquagénaires s’exhibe et est tripotée par un de ses collègues, éblouit. « Il continuait de malaxer le mamelon tombant. Le mamelon brunâtre s’allongeait entre ses doigts et il le regardait avec un demi-sourire comme s’il avait gagné un prix. »
Ce premier roman, si abouti, si maîtrisé prend des allures de classique. Á ranger entre tragédie grecque, Camus, Genet.
Un piano en hiver d’Ayelet Shamir
Traduit de l’hébreu par Katherine Werchowski
Christian Bourgois, 358 pages, 27 €
Domaine étranger Par une nuit d’hiver
avril 2010 | Le Matricule des Anges n°112
| par
Dominique Aussenac
Huis clos paroxystique, le premier roman d’Ayelet Shamir met en scène les tensions et violences d’Israël. Vertigineux.
Un livre
Par une nuit d’hiver
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°112
, avril 2010.