Les Boissonnas : Histoire d’une dynastie de photographes 1864-1983

écrivain, photographe, iconographe ou plutôt chercheur d’images - une profession aussi répandue que celle « de charmeur de rats ou de chien truffier » - Nicolas Bouvier ne pouvait qu’être séduit par la saga d’une famille de photographes, Genevois comme lui, très ouverts à la culture, épistoliers intarissables, grands voyageurs et artistes de l’image.
Tout commence avec la rencontre de Paul, le « dernier » des Boissonnas et le dépositaire des archives de la famille. S’appuyant sur ces documents (journaux, correspondance, livre de bord…) Bouvier va mettre ces souvenirs « au pillage » et découvrir sous les dehors un peu surannés et contraints d’une famille bourgeoise, un art de vivre « ingénument génial et sagement déraisonnable » (Alexandre Chollier, dans la postface). Mais il va aussi et surtout découvrir une ville - la sienne -, cette Genève qui lui est « bien moins familière que Téhéran ou Kyoto », et voir resurgir « comme dans le bac du photographe, les images d’un monde révolu » auquel le relient ses plus anciens souvenirs. « Guêpes au-dessus des tartines et jeudis passés dans les arbres, chasses aux tétards et mousses aux framboises, les hideuses hardes enfantines dont on nous affublait, les otites dont on mourait encore et les fessées administrées à la brosse. »
C’est en 1864 que Henri-Antoine Boissonnas, descendant d’une famille qui en trois générations est passée de la savate au chronomètre, va ouvrir l’atelier du même nom, bifurquant ainsi vers « une profession qui pour beaucoup de Genevois sent la roture et un peu le fagot. » à l’époque, la photographie est sortie de l’enfance, du temps où se faire tirer le portrait était « aussi gai que d’aller chez le dentiste », mais les plaques au collodion humide qu’on enduit juste avant de les exposer sont encore des secrets de famille. Henri-Antoine va mettre au point des plaques ultrarapides, et repenser l’art du portrait pour en faire autre chose qu’une image invitant le sujet à « concentrer entre le haut-de-forme et la cravate le plus de dignité et de prestance - c’est-à-dire de niaiserie - possible, dans une sorte de congestion, alors que le corps, laissé à l’abandon, peut bien raconter de son côté n’importe quoi. »
« Nul ne peut être créateur de beauté, sans avoir été, ne serait-ce qu’une fois, absolument heureux. »
C’est son fils Frédéric, qui lui succède, en 1887. Il possède une « extraordinaire et rarissime aptitude au bonheur ». Doté d’un « optimisme torrentiel », il va faire passer l’atelier de la notoriété à une célébrité européenne, raflant de multiples Grands Prix et ouvrant des succursales à Paris, Lyon, Marseille, Saint-Petersbourg. De nature exubérante et rabelaisienne, il aura, comme tous les Boissonnas de nombreux enfants, achètera un domaine de douze hectares, construira, connaîtra la gloire puis la déconfiture, verra sa femme devenir folle sans jamais perdre son amour immodéré de la vie. Il photographiera la Grèce, pays mythique qu’il aimait déjà gamin, et qu’il sillonnera bien des fois, à dos de mule, à pied, grapillant au bord des chemins ce savoir, et cette connaissance « par la plante des pieds », qui importent tant à Nicolas Bouvier. Un rêve qui en devenant réalité dépasse toutes ses espérances. Il accompagnera l’helléniste Victor Bérard dans le sillage d’Ulysse, photographiera la Crète et les Cyclades, mais aussi le quotidien « dru, coloré, véhément où l’antique et l’aujourd’hui se rejoignent en une symbiose souvent parfaite. » On le verra en Tunisie, sur les traces de saint-Augustin, en Egypte, en 1929-1930, où pour la dernière fois il se sentira « roi des photographes et photographe des rois ». Après trente-trois ans de règne à la tête de son atelier, trois de ses fils vont s’y succéder en moins de sept ans, le dernier étant Paul, l’époux de l’unique héritière de la colline de Mornex - « J’aurais accepté un sac d’orties comme beau-père, écrit Bouvier, pour le seul privilège de me trouver un jour chez moi dans ce lieu enchanté » - qui régnera jusqu’en 1969, avant de passer la main à son gendre. Mais la belle époque de la photographie se termine, celle-ci devenant « expérimentale, introspective, nihiliste, onaniste, onirique… »
épuisé depuis longtemps, Les Boissonnas ne figure pas dans le volume d’œuvres de Nicolas Bouvier, en Quarto. Pourtant, il est tout entier dans ces pages, avec ses tournures mentales et ses passions. Avec son sens du regard et de ces moments où la grâce déborde pour qui sait la recevoir. Avec son sens charnel de l’environnement, sa façon de saisir le grain du monde comme les bonheurs de l’enfance. « Nul ne peut être créateur de beauté sans avoir été, ne serait-ce qu’une fois, absolument heureux. » Un Bouvier tout en connivence, se retrouvant dans la manière de voyager, comme d’être sensible à la chair du monde, de la part de ces Genevois à l’éducation huguenaute - « qui vaut presque une hémiplégie » - et donc pour qui l’éros est absolument tabou. Un texte à l’écriture visuelle auquel Nicolas Bouvier disait tenir autant qu’à ses textes de voyage.
Les Boissonnas de Nicolas Bouvier
éditions Héros-Limite, 224 pages, 20 €