Le grand chantier de Maylis de Kerangal
Le nouveau roman de Maylis de Kerangal fonctionne comme l’illustration de son art poétique. Le maire de la ville de Coca, cité imaginaire qui emprunte son décor à la Californie, sa forêt à l’Amérique latine et son climat au nord du continent, revient d’un voyage à Dubaï avec le désir de marquer sa cité de son empreinte. Pour désenclaver Coca tout autant que dresser un nouveau paysage, il décide de construire au-dessus du fleuve immense qui la sépare de la forêt un pont dantesque, un ouvrage d’art comme il n’en existe pas ou peu. Pour ce faire, des hommes et des femmes, venus de tous les continents se rendent à Coca dont l’économie entière semble se tourner vers le chantier. On en suit quelques-uns qui d’Alaska, qui de France, qui d’Asie viennent ici comme, un siècle et demi plus tôt, on venait chercher de l’or. Celui qui dirigera l’ensemble du chantier a un nom d’écrivain : Georges Diderot et il dit « ce qui me plaît, à moi, c’est travailler le réel, faire jouer les paramètres, me placer au ras du terrain, à la culotte des choses, c’est là que je me déploie. » Et cette phrase, qui clôt quasiment le premier chapitre, on se dit alors qu’elle pourrait décrire le travail de la romancière.
Car ce que dit la fiction, ce qu’elle tente et réussit ici, c’est bien de nous donner une image du réel, d’aller « à la culotte des choses », dire tout à la fois la technique et la science, l’histoire des hommes, le désir et l’attente, comment se creuse un fleuve pour qu’au-dessus de lui se déploie une nouvelle route. Si l’on entre dans le roman avec Diderot (dans une présentation du héros en personnage quasiment biblique où la généalogie mythologique est remplacée par la liste des chantiers qu’il a menés dans le monde entier), si l’on suit ensuite un grutier, une ingénieur spécialiste du béton, une ouvrière, un ouvrier, c’est très vite vers le chantier que toute l’écriture va tendre. Le pont, comme symbole du roman, requiert toute l’écriture, détournée toutefois le temps d’un chapitre où la romancière joue à refaire toute l’histoire de Coca, façon Sim City.
On reste impressionné par la puissance d’évocation et ce qu’elle entraîne avec elle : mille détails, mille anecdotes, une pensée qui embrasse aussi bien le domaine de la politique, de l’économie, de l’écologie, de l’ethnologie, de l’Histoire, de la technique. La prose se fait fleuve, charriant à elle des éléments épars du monde. Le roman enjambe ce fleuve-là, jetant parfois comme des piliers vers le sous-sol, des intrigues un peu factices qui désignent toutefois son appartenance à la fiction. Ainsi, l’histoire de Soren, soupçonné d’avoir tué sa compagne avec la complicité d’un ours ouvre une brèche dans le naturalisme, mais son implication dans un attentat raté le rejette du livre. Les fils sont nombreux, qu’on pourrait tirer sans fin, pour relire autrement l’épopée.
On peut ainsi s’attacher à la phrase, longue comme si elle était panoramique, capable de rassembler en elle un regard et le...